Tant de secrets définissent le gardien que la surprise est parfois de taille lorsque l’un d’entre eux se dévoilent. Mais la première chose à laquelle il faut penser c’est… de quel gardien parlons-nous?
L’ombre du poète
À cette étape de mes nouvelles, vous avez déjà pu apprendre certaines choses à mon sujet. Vous avez pu constater à quel point la poésie est importante pour moi. Comme me le disait il y a peu mon cher ami Nos dans notre dernier échange épistolaire : “vous savez bien que vous ne seriez pas gardien du temple si vous n’en possédiez pas la quintessence”. Et je l’en remercie. Vous connaissez d’ailleurs l’existence de l’Euterpae Liber, ce recueil aux pages toujours plus abondantes au fur et à mesure que j’en tourne de nouvelles. Oui, ma vie est celle d’un poète avant tout.
Cependant, elle ne serait rien sans mon autre personnalité : J’huly. Vous avez pu constater à quel point cette jeune femme est la plus adaptée pour incarner l’art du jardinage et du paysagisme. La chronique qui lui est dédiée vous a fort bien informé à ce sujet. C’est également le cas de la présentation qui vous y fut faite des deux plus beaux jardins de sa création, Yraliss et Lunaris. Sa vie est liée aux plantes, aux fleurs et aux arbres dont elle s’occupe.
Maintenant, laissez-moi vous convier à remarquer un petit détail. J’huly et moi-même sommes des gardiens au sein de ce grand palais. Pour ma part, je suis celui du Temple des Arts, ce qui induit la surveillance du bâtiment lui-même et des magnificences qui y sont abritées. J’huly, elle, est celle des Jardins des Arts. Et c’est bien pour cette raison qu’elle en a aujourd’hui fait son œuvre. La nature entourant le palais ou florissant dans l’enceinte de celui-ci, les oasis elles-mêmes, tout cela est sous sa protection. Vient alors un léger problème. Ceux d’entre vous qui y ont réfléchi doivent déjà soupçonner ce à quoi je fais référence. À qui donc revient la charge de gardien des muses et de tout autre habitant qui séjournerait dans le Temple des Arts ?
Voyez-vous, je suis investi de ce que l’on appelle une trinité de l’artiste. C’est-à-dire trois personnalités qui se côtoient dans un même corps dont au moins une d’entre elles se dévoue à l’art. En ce qui nous concerne, nous le sommes tous les trois. Vous l’aurez donc pleinement compris, il vous reste un être à découvrir afin d’en savoir déjà une grande partie à mon sujet. Cependant, celui-ci est encore bien plus discret que J’huly et pourtant bien moins timide. Aussi, la différence avec moi-même est clairement moins flagrante… du moins en apparence. Mais allons, cessons là de palabrer ainsi longuement pour ne rien dire. Sur le même principe que la nouvelle dans laquelle je vous présentais J’huly, je me propose de vous conter l’un de ces instants durant lesquels cette troisième personnalité prend corps.
Le soleil dont les rayons caressent le sable du désert en journée a dissimulé, il y a déjà de nombreuses heures, sa silhouette ignée à notre vue. À l’extérieur du temple, la chaleur a baissé de plusieurs degrés, rendant les dunes alentour aussi froides qu’une roche humide dans l’obscurité d’une grotte. La nuit, dans sa longue robe de fumée noire parsemée d’une infinité d’étoiles scintillantes, s’avère des plus calmes. Bien au contraire des muses qui célèbrent, comme à leur habitude, une nouvelle journée achevée et, somme toute, banale dans le seul désir de chanter entre elles. Elles ont d’ailleurs justement raison de se laisser aller à la fête. Non seulement, en l’absence de vis-à-vis autour du temple, elles ne risquent pas de déranger d’hypothétiques voisins rabat-joie, mais il serait surtout dommage de ne pas profiter du moment présent. Personne n’est instruit de quoi demain sera fait, en dehors des devins qui gardent généralement pour eux leur bon savoir.
L’on peut donc entendre leur douce voix dans l’enceinte du palais au travers de bien belles chansons de leur composition, mais aussi une part de chants elfiques originaires de la cité de Mistriam. Cependant, la majeure partie d’entre elles sont des œuvres d’Aédé, la muse du chant. D’ailleurs, Aédé est une elfe, ce qui explique que sa voix envoûtante soit si parfaitement adaptée pour le domaine qu’elle représente. Celle-ci porte haut, parfaitement reconnaissable parmi celles de ses consœurs. L’une des chansons qu’elles ont interprétées cette nuit date du mois précédent et raconte les péripéties qui se sont déroulées durant le fameux tournoi du trésor nomade organisé par les Alafardins. Un événement annuel qui fait toujours grand bruit dans les environs et qui nous inspire beaucoup, nous autres artistes. Les paroles des deux premiers couplets me trottent régulièrement dans la tête.
Dans les lieux ensablés d’Iissry,
Les nomades ouvrirent le tournoi
Dans lequel le vainqueur s’octroie,
En venant y risquer sa vie,
Un trésor si fabuleux
Qu’y vinrent les preux
Pour affronter les épreuves
Et faire leurs preuves.
Dix guerrières et guerriers armés,
Au service des haut-commandeurs,
Représentant la fine fleur
De ce monde vinrent y affronter
Cent terribles concurrents,
Puissants combattants.
Tous recherchent la victoire
Et veulent la gloire.
Enfin, après de nombreuses heures de chants et de danses, certaines muses, épuisées, vont se coucher tandis que d’autres retournent finaliser une œuvre en cours ou en commencer une nouvelle. Dans les cieux, le soleil éclairant le désert d’Iissry émerge de l’ombre du trou noir autour duquel il gravite en permanence dans un équilibre parfait. La voûte céleste brille d’une douce lueur rosée assurant la venue d’une aube claire. Les rayons de cet astre enflammé pénètrent lentement dans l’enceinte du Temple des Arts. Des reflets étincelants jouent sur les façades extérieures de cette architecture millénaire où de nombreuses arabesques et gravures, qui avaient été tracées par le passé, continuent de les embellir. Le grand hall à l’entrée du palais bénéficie des bienfaits de la lumière que diffuse l’aurore dans la fraîcheur matinale. Celle-ci, éclairant les murs, descend petit à petit vers la mosaïque au sol.
Comme cela m’arrive bien souvent, j’avais veillé toute la nuit pour finaliser la rédaction de mon dernier écrit. Un poème léger d’une quinzaine de vers rendant hommage à Mélété, la muse de la méditation. Je le lui avais promis, il y a déjà bien longtemps.
J’entends la fête se terminer au moment même où je mets le point final de mon texte dans l’Euterpae Liber. N’ayant pas sommeil pour le moment et enhardi par les chants qui ont accompagné ma nuit de rédaction, je choisis de me promener un peu, avant d’éventuellement rejoindre mes appartements privés pour y faire une sieste. Je parcours les couloirs, l’esprit rêvassant, quelques vers d’un nouveau poème y prenant déjà forme, quand je ressens une présence inconnue pénétrer dans l’enceinte du temple. Je me décide donc à voir qui peut bien nous rendre visite lorsqu’un grand fracas se fait entendre en direction de l’entrée. Inquiet de ce bruit soudain, qui contraste étonnement avec le calme qui règne habituellement en continu au sein du palais – hormis durant les concerts musicaux des muses –, je me précipite dans le hall principal. Quelle n’est pas ma surprise en arrivant sur les lieux !
Il y a là un homme vêtu d’une gandoura beige décorée de nombreux fils d’or. Il porte sur le haut de son crâne, un turban rouge foncé. Celui-ci dissimule son cou tout en laissant apparaître sa figure. Il se tient debout face à une demoiselle écroulée au sol. Celle-ci m’est parfaitement familière. Son visage calme et généralement souriant est embelli par des yeux brillants d’un vert tirant sur le gris et des cheveux roux et soyeux. De folles mèches s’y amusent. Il s’agit de Viluka, la muse du mime. L’art qu’elle représente lui va à la perfection. Et pour cause, cette demoiselle étant muette, c’est la façon qu’elle privilégie pour s’exprimer. Elle a d’ailleurs refusé d’apprendre un langage des signes classique quand je le lui avais proposé à son arrivée dans le palais. Elle s’applique d’elle-même à ce que chacun la comprenne, quel que soit le geste qu’elle choisit de faire.
Quoi qu’il en soit, elle se trouve actuellement à terre au pied de cet inconnu à la peau mate et à la barbe consciencieusement taillée. Il a dans son regard un éclat autoritaire et haineux. Au côté de Viluka, repose de nombreux morceaux de l’un des vases qu’a créés Widhéliade, la muse de la céramique, pour égayer le palais. Voyant l’homme se rapprocher de Viluka en levant son bras, signe qu’il s’apprête à la frapper, je comprends bien vite la situation. Il a déjà dû l’agresser peu de temps auparavant, en témoigne la rougeur de sa joue. Cela contraste avec le reste de sa peau légèrement rose et ornée de taches de rousseur. Elle est certainement tombée à la suite de ce coup, fracassant au passage la poterie. C’est sans conteste le bruit qui a attiré mon attention.
J’interpelle alors ce bandit qui ose s’en prendre à l’une de mes protégées.
« Puis-je savoir ce que vous comptiez faire ‽
– Ah ! Enfin quelqu’un d’apparemment compétent ! Pardonnez-moi d’avoir puni cette femme à votre place, mais elle me manquait de respect en agitant ses bras dans tous les sens au lieu de répondre à mes questions. »
Il semble prendre un malin plaisir à caricaturer Viluka en même temps qu’il me décrit ce qu’il vient de se passer. S’il savait la haine que j’éprouve déjà à son encontre… Je vais le laisser terminer, ensuite je lui ferai comprendre ma façon de penser.
« Qui plus est, elle osait même me regarder dans les yeux ! Je suppose qu’il s’agit là d’une acquisition récente. Enfin bref, je me présente. Je suis Galad, marchand. J’ai entendu parler de votre harem et suis passé vous faire une petite visite dans l’idée de vous proposer quelques-uns de mes produits et dans l’espoir qu’ils vous intéresseront. Je suis certain que certaines pièces rares pourraient compléter votre collection. »
Un marchand ? Je connais bien les Alafardins, une tribu de nomades dirigée par le plus grand marchand d’Iissry, Jaljin Ad Abouhin. Cependant, ce Galad n’a pas le moins du monde l’allure de l’un d’entre eux. C’est même la première fois dans ce désert que je rencontre quelqu’un aussi richement vêtu. En effet, des fils d’or en décoration de gandoura ne témoignent en aucun cas de la capacité de vente souvent excessive des Alafardins. Il n’est visiblement pas de la région… Cela dit, je réfléchirais à ce détail plus tard. Il a osé frapper une des muses sous ma protection et m’indique clairement qu’il est trafiquant d’esclaves: deux éléments qui me mettent hors de moi. Je m’approche donc de l’homme et lui adresse mes vœux de bienvenue les plus… sincères.
« Mon cher monsieur, je suis étonné qu’un marchand aussi fortuné que vous semblez l’être vienne ainsi proposer ses “articles” au simple gardien de temple que je suis. Il va de soi que je me sens touché par votre initiative. Mais si vous me permettez un conseil… »
Alors que mon sourire et mon air avenant avaient dû mettre à l’aise ce Galad, mon genou remonte avec violence pour heurter son entrejambe. Dans le même temps, mes yeux prennent une couleur bleu acier. Ma main droite se sert en un poing qui vient percuter la mâchoire inférieure de ce marchand tandis que mes cheveux revêtent une teinte gris sombre. Je desserre mon point et empoigne l’épaule gauche de cet homme afin de l’envoyer valser cinq mètres plus loin. Je ne lui laisse pas l’occasion de comprendre ce qui lui arrive. Pour finir, d’une voix plus grave qu’auparavant, je termine ma tirade.
« Vous auriez dû vérifier vos renseignements ! Ici, les femmes sont libres ! Et personne ne lève la main sur mes protégées sans subir mon courroux ! »
Dès lors, je ne suis plus J’hall. J’ai laissé ma place à J’haze, l’artiste combattant, protecteur des muses. Face à lui, Galad se relève doucement. Il semble bien vite reprendre ses esprits et, voyant que le gardien est maintenant pour lui une menace, il sort un court cimeterre et le pointe dans notre direction avant de s’élancer pour nous frapper.
Ayant senti le changement de personnalité, qui s’accompagne comme chaque fois de légères perturbations magiques, A’kina et S’onej surgissent à leur tour dans le hall. Une fraction de seconde leur suffit à comprendre quelle réaction adopter. S’onej envoie une flèche gelée dans les jambes de Galad. Celle-ci perfore le mollet gauche du trafiquant et poursuit sa course jusqu’à se figer dans celui de droite. Il s’écroule avant de se remettre sur ses genoux, dans l’idée, semble-t-il, de lancer sa lame dans notre direction. Malheureusement pour lui A’kina ne lui en laisse pas l’occasion. Elle surgit face à ce soi-disant marchand et plante chacune de ses dagues dans ses poignets lui soustrayant la possibilité d’utiliser ses mains. Enfin, une seconde flèche vient perforer l’estomac de ce bandit qui s’affaisse en grognant. Il respire encore, s’accrochant à la vie, mais il ne faudra sûrement pas attendre très longtemps avant qu’il ne succombe à ses blessures. Son sang s’écoule de son corps meurtri bien trop vite pour que cela lui soit de bon augure.
Le vacarme qu’a provoqué l’affrontement attire d’autres hommes dans le temple. Ils sont une dizaine et prennent un court instant pour analyser la scène. Enfin, arme à la main, ils se précipitent sur les protecteurs du palais tout en hurlant de multiples menaces à leur encontre.
« Bande de pourritures, vous allez crever !
– On va vous apprendre à agresser notre chef !
– Je vais vous vider les tripes et vous donner en pâture à des porcs !
– Préparez-vous à finir en enfer ! »
Nul besoin de réfléchir pour comprendre qu’il s’agit là des compagnons de Galad et qu’ils n’ont pas dans l’intention de nous inviter à boire un verre. S’onej interpelle J’haze et lui envoie N’esel qu’il avait pris soin d’emporter avec lui. L’artiste combattant se saisit de la lame lyrique et, se retournant vers les assaillants, entre en action.
J’haze se déplace bien plus rapidement que je le pourrais. Il se glisse derrière l’un de ces bandits sans qu’aucun d’entre eux ait pu voir son mouvement. Il lui assène un coup d’épée à l’arrière des genoux puis lui tranche la dextre, avec laquelle il tenait son arme. Le trafiquant s’écroule en hurlant de douleur au côté d’un de ses camarades dans le cœur duquel une flèche est maintenant fichée. Insistant et enhardi par la rage, il saisit son cimeterre de sa seconde main et tente de frapper J’haze qui lui plante N’esel dans la gorge pour mettre fin à ses idioties. L’artiste combattant aperçoit un autre de ces bandits s’éloignant de la mêlée. Celui-ci poursuit sa course, lame au clair vers Viluka en injuriant à tue-tête. J’haze s’élance afin de lui barrer la route. Cependant, l’homme est déjà très proche de Viluka. Craignant que la muse du mime ne soit blessée avant son intervention, il abandonne l’idée de le maîtriser, préférant lui trancher la tête à l’instant même où il se retrouve à son niveau. Celle-ci roule et vient se loger auprès du cadavre d’une des victimes de la demoiselle vampire. Alors que S’onej et A’kina finissent d’éliminer la majeure partie des agresseurs, l’un d’entre eux qui était légèrement en retrait prend la décision de faire demi-tour pour s’enfuir. Considérant la dangerosité dont faisaient preuve les autres, J’haze choisit de ne pas laisser de chance à ce dernier et trace une ligne d’onirisme à l’aide de son épée. L’artiste combattant propulse ainsi dans la direction du bandit une lame d’air qui vient le trancher en deux, séparant proprement le haut et le bas de son corps.
S’onej et A’kina ayant achevé leur “travail”, J’haze les interpelle.
« Allez voir dehors. S’il reste des trafiquants, maîtrisez-les sans vous faire remarquer. Ne les tuez pas, nous les enverrons dans les prisons de Hegamon Gor. Il y aura certainement les esclaves que Galad marchandait. Assurez-vous qu’ils se portent au mieux. Nous les mettrons en sécurité rapidement.
– D’accord !
– À tes ordres ! »
Les deux guerriers du Poème Forgé s’éloignent. J’haze se tourne enfin vers Viluka qui a assisté au combat en restant assise au sol. Ce spectacle ne l’a, semble-t-il, pas dérangée outre mesure. Ce qui n’est pas étonnant étant donné qu’elle côtoie Akane et Destiny et que celles-ci ont grand plaisir à reproduire des mises en scène bien plus sanglantes et parfaitement réalistes. Cependant, nous sommes inquiets de constater qu’elle ne s’est toujours pas relevée.
« Comment vas-tu, Viluka ? »
Par le mime, elle nous indique qu’elle se sent bien. Elle s’enquiert immédiatement après de savoir si celui qui est face à elle est toujours J’hall. Il est vrai que peu de muses sont au courant de l’existence forte des autres personnalités du gardien du palais. J’haze se présente donc à elle comme il se doit. Il ajoute qu’il ne sert à rien d’en faire part à ses consœurs. Si l’une d’entre elles doit en être informée, cela se fera le jour où ça deviendra une nécessité. J’haze continue cependant de lui exprimer son inquiétude quant au fait qu’elle ne soit toujours pas sur pied. Elle finit par mimer que sa cheville lui fait mal. A’kina revient alors et annonce que les esclaves sont en sécurité auprès de S’onej et que les derniers bandits sont hors d’état de nuire.
« Formidable. Pourrais-tu maintenant dépêcher Akane et Destiny pour qu’elles prennent les corps en charge ? Elles en feront sans nul doute bon usage. Et il faudrait également que tu préviennes d’autres muses parmi celles qui sont disponibles. J’aimerais que certaines d’entre elles viennent chercher Viluka. Elle est blessée, sa cheville nécessite des soins. Elle a besoin d’être conduite à l’infirmerie.
– Je m’occupe de tout ça, aucun problème. De ton côté, tu devrais rejoindre S’onej pour assumer ton rôle auprès des hommes et des femmes que ces bandits asservissaient.
– J’hall s’en chargera, ne t’inquiètes pas. Et pour le moment, ils sont aux bons soins de S’onej. Nous allons avant tout attendre que tu reviennes. Je ne tiens pas à laisser Viluka seule. Surtout avec ce Galad qui est certes proche de la mort, mais encore en vie. »
Après un rapide coup d’œil dédaigneux dans sa direction, A’kina déclare :
« Il ne devrait pas tarder à rejoindre ses hommes de main. Il est trop mal en point, personne ne peut le soigner à présent. Et c’est tant mieux, ce genre de vermine ne mérite pas de compassion. D’autant plus qu’il pourrait reprendre ses activités si nous le laissions en vie.
– Tu as raison. Mais cessons de nous en inquiéter. De toute façon, il va mourir de ses blessures comme tu l’as si bien fait remarquer. Cependant, je n’aimerais pas que celle de Viluka s’aggrave. Presse-toi de réunir les muses ici même.
– J’y cours. »
Alors que la demoiselle vampire s’éloigne, les yeux et les cheveux de J’haze s’éclaircissent et sa voix perd son ton grave. Me voilà à nouveau J’hall. Je patiente auprès de la muse du mime, N’esel à la main, assis à ses côtés. Celle-ci me demande pourquoi l’existence de l’artiste combattant est secrète. Je lui réplique gentiment qu’il est nécessaire que cette information reste cachée, car il en va de la sécurité du Temple des Arts et de ses habitants. J’ajoute qu’il ne faut pas en faire part à n’importe qui, et surtout pas à une personne extérieure au palais. Avec un air légèrement craintif, elle m’exprime son désir de créer une œuvre mimétique permettant de raconter la confrontation qui venait de se dérouler. Je ris de sa demande puisqu’elle s’attend sans aucun doute à essuyer un refus. Je lui confirme cependant qu’elle peut se lancer dans sa mise en place et que J’haze lui-même a hâte d’assister à la première représentation, mais que son identité ne doit pas transparaître. Et puis de toute façon, je ne serais pas digne de mon rôle de gardien des arts si j’empêchais une muse de concevoir une œuvre, quelle qu’elle soit. Elle me remercie alors en me prenant dans ses bras. Elle a toujours eu un caractère très instinctif et attachant. Je lui rends sa preuve d’affection et lui baise le front, puis ajoute qu’il lui faudra tout de même attendre d’être en meilleur état avant de se lancer dans cette création. Je lui précise que celle-ci ne devra pas être présentée à des personnes extérieures au temple pour des raisons de sécurité.
Le dernier souffle de Galad se fait alors entendre. C’est à ce moment précis qu’apparaissent A’kina accompagnée de plusieurs muses. Akane et Destiny, venues s’occuper des corps, observent un instant les lieux de l’affrontement avant de se sourire l’une l’autre. Elles débattent rapidement, dans une discussion animée, pour savoir comment elles allaient scénographier Galad et ses compagnons afin de peindre une toile. Elles usent d’un peu de magie pour soulever chacune l’un des cadavres du sol. Dans le même temps, Euterpe et Diane, arrivées en renfort, aident Viluka à se lever. En la soutenant, elles l’emmènent plus à l’intérieur du palais, vers l’infirmerie. A’kina s’approche de moi. Je lui demande ce qu’elle a conté aux muses de ce qui s’est passé.
« Je leur ai expliqué que Viluka avait été blessé par des marchands d’esclaves dont nous nous étions occupés et qu’il fallait de ce pas la prendre en charge. Puis j’ai précisé à Akane et Destiny qu’elles pouvaient disposer des cadavres à leur convenance.
– Parfait, tout ce que je voulais savoir en réalité, c’est que la princesse des arts et la muse-moire soient au courant que les corps qu’elles récupèrent étaient ceux de trafiquants. Elles l’auraient sûrement demandé tôt ou tard pour bien orienter leur création. Je n’aurais donc pas à m’en occuper.
– Partisan du moindre effort, comme toujours.
– Hé ! Je n’y peux rien, ne rien faire est un plaisir rare lorsque l’on est gardien. »
A’kina me regarde amusée, goguenarde, avant de reprendre.
« Tu passes ton temps à te promener dans les couloirs du palais, tu n’es pas vraiment assailli de travail.
– Mais je reste continuellement à l’affût.
– Tu es certain que ce n’est pas J’haze qui est éveillé, même lorsque tu es celui qui parle ?
– Ahahah, tu n’as pas tort, c’est plutôt J’haze qui est attentif en tout temps !
– Et bien maintenant, c’est à ton tour de faire ton office, des hommes et des femmes nouvellement libres attendent dehors. Nous devrions rejoindre S’onej.
– Tu as raison. Après toi. »
A’kina et moi-même sortons donc. Une vingtaine de personnes, quinze femmes et cinq hommes âgés de quatorze à trente ans, se trouvent à l’entrée du palais. S’onej s’emploie à les rassurer. Les corps de trois autres bandits gisent sur le sol dallé. A’kina m’explique qu’ils étaient sur le qui-vive et qu’il aurait été impossible de les maîtriser sans risquer de blesser les innocents. Haussant les épaules – après tout, ils le méritaient – je me tourne vers les anciens esclaves. Je me présente à eux et m’enquiers aussitôt de là où ils viennent. Malheureusement, aucun d’entre eux ne sait de quelle contrée ils sont originaires. Sans doute ce Galad prenait-il grand plaisir à user de sortilège d’amnésie ou était-il maître dans la science de l’hypnose. Dans les fins fonds de mon esprit, J’huly me fait remarquer que certaines plantes ont aussi la capacité d’agir de manière néfaste sur la mémoire. Quoi qu’il en soit, ces jeunes gens ne savent pas d’où ils viennent. Il va nous être difficile de les renvoyer chez eux.
« Ne vous inquiétez pas, nous trouverons un foyer pour chacun d’entre vous dans les plus brefs délais. Pour le moment, je vous invite tous à séjourner au sein du Temple des Arts.
– Euh… excusez-moi… Je… nous… Enfin, sommes-nous vraiment libres ? »
La femme qui vient de parler a l’air de représenter ses compagnons. Je la décrirais volontiers comme la “matriarche” du groupe.
« Absolument. Libre d’agir et de penser comme bon vous semble.
– Vous dites que vous allez nous trouver un foyer. Qu’entendez-vous par là ? Si nous sommes libres, pourquoi vouloir nous offrir à d’autres ?
– Vous offrir ? Ce ne serait certes pas un acte acceptable. Non, lorsque je vous promets un nouveau lieu de vie, c’est un endroit où vous serez accueillis en ami. Je contacterai bientôt nombre de mes connaissances pour savoir qui sont ceux qui pourront vous loger. Aussi ceux qui souhaitent rester ensemble pourront venir me le préciser, je m’arrangerais pour ce soit le cas.
– Et bien… Merci, monsieur J’hall.
– Ahahah, “J’hall” suffira amplement voyons. »
Je propose donc à ces jeunes gens de me suivre. Nous traversons le hall principal jonché des derniers corps que Destiny et Akane viennent chercher au fur et à mesure. Nous nous dirigeons vers la tour la plus proche afin de monter à l’étage et atteindre un couloir où se trouvent nombre de chambres inutilisées. Chacun de nos invités choisit à sa convenance la pièce qui lui plaît. A’kina, S’onej et moi-même nous assurons qu’ils sont à l’aise et nous leur apportons quelques vivres pour qu’ils recouvrent leur force. Nous prenons ensuite congé de ceux-ci.
« S’onej, prends N’esel avec toi. Vous pouvez tous les trois retourner dans vos appartements privés. Je pense que nous serons tranquilles pour un moment.
– Aucun problème. À plus tard J’hall.
– Oui, à plus tard. »
Alors qu’ils commencent à s’éloigner, la demoiselle vampire fait volte-face et m’interpelle.
« Et ne viens pas nous voir trop tard ! J’aimerais faire une petite partie d’échec avec J’haze !
– Ahah, promis A’kina. »
Je laisse le Poème Forgé se rendre dans la salle aux murs d’onyx noir et me dirige vers mon bureau. Je m’attelle à rédiger quelques lettres à l’intention de ceux qui pourront offrir d’accueillir nos nouveaux locataires. Tout d’abord, une missive directement destinée au seigneur Lô. Les elfes sont toujours prêts à offrir un toit à mettre un toit à disposition de ceux qui n’en ont pas. Puis une autre à destination de Jaljin. Il y a des chances que les Alafardins acceptent d’en prendre un ou deux sous leurs ailes. Et pour terminer, un troisième message sera envoyé entre les mains des haut-commandeurs. Je commence à le rédiger lorsque J’haze s’exprime au fin fond de mon esprit.
« N’hésite pas également à leur faire part de l’existence du Poème Forgé. Cela pourrait les intéresser.
– Bonne idée J’haze.
– Nous aurions déjà dû leur en parler lors de leur dernière visite.
– Ils étaient bien trop préoccupés par leur chasse aux armes pour que nous nous autorisions à les déranger avec d’autres sujets. Cela dit, tu as raison, je vais les en informer. Laisse-moi tout d’abord faire mention de tes exploits.
– Si tu fais référence à la ridicule séance d’escrime de tout à l’heure, je ne présenterais pas ça comme un exploit. Et c’est bien pour cela que je te conseille de parler du Poème Forgé aux Éternels. Si un jour ils ont besoin d’un peu d’aide, ils sauront pouvoir compter sur nous. Et tu aurais alors de véritables hauts faits à conter.
– Ils savent pertinemment que nous sommes prêts à les soutenir s’ils nous en font la demande. Par ailleurs, je pense sincèrement qu’ils n’ont aucune raison de faire appel à nos services. Une armée entière pourrait les assaillir, un seul Aethéré suffirait à la repousser.
– Tu exagères.
– Sans doute, mais l’idée est là. Il faudrait vraiment qu’ils soient dans une situation plus qu’inextricable pour qu’ils choisissent de rassembler plus de combattants qu’ils n’en ont déjà. Et puis nous avons toujours les muses et le temple à protéger. Sans compter que J’huly ne tiendrait pas à être éloignée trop longtemps d’Yraliss.
– Je suis bien d’accord avec J’hall ! »
À l’énonciation de son nom et de son œuvre, la muse des jardins était intervenue dans la conversation. Je souris intérieurement de son entrain non dissimulé. J’haze reprend ensuite la parole.
« Moi aussi, évidemment. Mais j’avoue que j’aimerais bien m’amuser un peu plus souvent. Les bandits sont de plus en plus rares dans les environs. Il fut un temps où ces vermines pullulaient.
– Et bien, sois-en heureux. Cela signifie que tu as mené à bien les objectifs que tu t’étais fixés lorsque nous sommes arrivés ici.
– Je sais, je sais. Mais je ne dirais pas non à un vrai combat pour autant. Affronter des ennemis dignes de ce nom est chose exceptionnelle. Enfin… Termine donc cette lettre. Nous verrons bien ce que nous réserve le futur.
– Tu auras l’occasion de tuer le temps tout à l’heure avec A’kina.
– Oui, heureusement que nous avons un jeu d’échec et des stratèges dans ce temple ! »
Je termine donc ce courrier à l’intention des Éternels. Je profite également de ces missives pour annoncer officiellement, par post-scriptum, que le palais se voit attribuer dès aujourd’hui le nom de Temple des Arts délaissant ainsi celui de Temple de la Poésie. Je prends le temps de convenablement cacheter du sceau du palais, un symbole elfique renvoyant au mot art, les trois lettres que je viens de rédiger. J’y ajoute le mien, un livre encadré d’une rose et d’une épée tout comme la mosaïque que l’on trouve au sol dans le hall d’entrée. Je rejoins enfin la volière, située au centre d’une des extensions d’Yraliss. J’y rassemble trois oiseaux coursiers. Un résistant à la chaleur du désert pour rechercher les Alafardins, un ayant une vue perçante pour percevoir la cité des elfes sous les ombrages des arbres et un dernier habitué aux longues distances pouvant aisément atteindre la capitale du royaume des haut-commandeurs.
Ce fut une journée chargée. Heureusement que le rôle de gardien nous est attribué…
Ainsi se termine ce récit. Toutes les personnes que nous avions libérées ont pu trouver refuge. Un couple s’est vu offrir l’hospitalité des Alafardins, quatre femmes et un homme vivent dans la cité de Mistriam et les derniers ont rejoint la multitude d’habitations entourant Hegamon Gor.
Vous connaissez maintenant chacune de mes trois personnalités. J’hall le maître poète, J’huly la muse des jardins et J’haze l’artiste combattant. À nous trois, nous sommes Vorondil, la trinité du gardien. Il vous reste cependant de nombreux mystères à découvrir à notre sujet avant de pouvoir affirmer tout savoir de nous. Mais je remédierai à cela dans les prochaines nouvelles que je rédigerai. Encore bien des secrets vous attendent au sein du Temple des Arts.
J’hall Vorondil
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