Un nouveau personnage fait son entrée au Temple des Arts. D’un talent rare et d’une importance capitale pour l’avenir du palais, laissez-moi vous présenter la fille de la poésie !
L’enfant poétesse
Le Temple des Arts ne serait pas grand-chose sans ses muses et ses gardiens. Tous ces êtres apportent à ce lieu fabuleux, à ce prodigieux édifice de magie et de beauté, une importance toute particulière. Toutefois, à l’instar d’Oneko, bien d’autres personnages se montrent indispensables à ces récits qu’il me plaît de conter. Et justement, cette chronique est consacrée à l’une des femmes les plus iconiques de ce palais dédié à l’art.
Quand elle s’est présentée pour la première fois au Temple des Arts, la jeune demoiselle n’avait même pas douze ans. C’est dans une époque bien antérieure à la naissance du Poème Forgé et à l’arrivée d’Oneko que nous nous plongeons aujourd’hui. L’histoire commence alors que de prestigieux noms avaient répondu présents à une grande invitation. La première représentation générale de la nouvelle pièce de théâtre des muses devait avoir lieu en ce jour. Tous venaient de s’installer à la table du banquet de bienvenue et les discussions allaient bon train. Il ne me restait plus qu’à faire mon discours…
À la suite de quelques tintements sur mon verre d’eau à l’aide du dos de la lame de mon couteau, l’ensemble des convives cesse leurs conversations afin de tendre l’oreille. Après m’être assuré d’avoir l’attention de toute l’assistance, je prends la parole.
« Mes chers amis, je vous souhaite une nouvelle fois la bienvenue au Temple de la Poésie. Je vous remercie d’avoir répondu aussi nombreux à mon invitation. Je suis d’ailleurs toujours amusé de voir qu’une vingtaine de faire-part pour les festivités du palais attire dix fois plus de monde que prévu. Quoi qu’il en soit, merci à tous. Nous allons bientôt pouvoir attaquer ce merveilleux repas. Je me permets par ailleurs de féliciter Himbeere et Völlerei pour la magnificence des plats qu’elles nous ont préparés. Et dans la continuité, j’en viens d’ores et déjà à complimenter notre charmante Yolaine pour les déserts qui nous attendent. Quand vous les verrez et les goûterez, vous regretterez de ne pas pouvoir rester au Temple à jamais ! Mes félicitations mesdemoiselles ! »
Les muses se lèvent pour saluer l’assistance qui applaudit poliment. Elles se rassoient ; je reprends la parole.
« Ainsi donc, chers invités, le repas prendra fin dans exactement trois heures, grand mal en fasse à ceux qui aspireraient à manger plus longuement. Nous rejoindrons ensuite le Théâtre du Temple. En attendant, je vous souhaite un bon appétit ! Profitez bien de ces œuvres d’art éphémères ! »
Je me rassois sous les applaudissements nourris de l’assistance. Chacun des convives se sert dans les différents plats dressés face à lui. Toutes les muses du Temple de la Poésie sont présentes autour de la table. Nous avons aussi de nombreux invités prestigieux tels que le Seigneur Lô, roi des elfes ou encore Jaljin Ad Abouhin, chef des Alafardins. Les discussions reprennent également leur cours normal. Je me tourne donc vers mon voisin afin de poursuivre ma propre conversation.
« Alors, mon cher Nos, où en étions-nous ? »
Mon interlocuteur n’est autre que Nos l’éternel, haut-commandeur d’Eternera, le grand chef, le dirigeant de ce monde et mon meilleur ami. À ses côtés, sœur et amante, est assise Sélène l’éternelle.
« Tu étais en train de me lire ton dernier poème.
– Ah oui, en effet ! Comment le trouves-tu alors ?
– Incomplet.
– Vraiment ? Je ne te savais pas aussi sévère…
– Je le serai moins si tu finissais de réciter ! Tout à ton devoir d’hôte qui se doit de lancer le repas par un discours, tu as délaissé ton devoir d’hôte en ne terminant pas une conversation entamée avec un invité ! Ahahah !
– Oh, sapristi ! Toutes mes confuses !
– Tu es sûr que cette expression existe ?
– J’ai un doute… j’ai dû l’entendre en rêvant d’un autre monde… Enfin bref, peu importe ! Je reprends mon poème dès le début dans ce cas !
– Je t’écoute. »
Je m’apprête donc à me lancer dans la déclamation de mon texte lorsqu’une jeune fille d’une douzaine d’années se présente devant moi, tournant le dos à Nos, avec un large sourire. Elle porte une jolie robe couleur châtaigne dans une matière imitant le velours. Celle-ci est quelque peu abîmée, le bas laissant place à de légers trous et déchirures. Elle porte des chaussures de marche en contradiction avec son vêtement, hormis la teinte qui s’avère être la même. Elle a de longs cheveux blonds. Une fleur de magnolia blanc y est accrochée. Enfin, à son poignet, je vois un petit bracelet en fibre végétale, semble-t-il des tiges et fleurs diverses. Je perçois dans son regard une lueur d’hésitation, malgré l’attitude assurée qu’elle essaie d’avoir.
« Bonjour !
– Euh… Bonjour demoiselle. À qui ai-je l’honneur ?
– Je me nomme Elaiya, monsieur le gardien.
– Ahahah, non, ne m’appelle pas comme ça jeune Elaiya. “J’hall” suffira amplement. Mais dis-moi, pourquoi donc te présentes-tu face à moi mettant ainsi fin involontairement, je le suppose, à la conversation que j’avais avec le haut-commandeur ?
– Le haut-c… Oh bon sang ! Pardonnez-moi ! Je ne savais pas et je n’avais pas vu que vous étiez en train de parler ! »
Face à sa mine complètement déconfite, Nos lui sourit et prend à son tour la parole.
« Ce n’est rien demoiselle. J’ai toutes occasions d’échanger avec J’hall. Toi, en revanche, j’ai bien l’impression que tu risquerais de manquer ta chance en n’allant pas au bout de la conversation que tu souhaites avoir avec lui. Et puis, il me semble que notre maître poète est intrigué par toi.
– Oh non, ne vous en faites pas, je suis désolé de vous avoir interrompu. C’était impoli de ma part… »
Alors que la jeune Elaiya se détourne et s’apprête visiblement à s’enfuir en courant, je pose ma main sur mon épaule. Cela a pour effet de la figer sur place.
« Que voulais-tu me dire, Elaiya ? »
Elle se retourne doucement, de nouveau hésitante.
« Je… j’ai beaucoup entendu parler de… du Temple de la Poésie. Je sais d’ailleurs que vous y célébrez bien d’autres arts. Mais, moi… c’est bien la poésie que je préfère… et je… je voulais… Je voudrais devenir votre disciple !
– Disciple ? Tu souhaites que je t’enseigne la poésie ?
– J… j’aimerais que vous m’aidiez à m’améliorer.
– À t’améliorer ? Ah, c’est encore autre chose. Tu aurais donc déjà des prédispositions à cet art ?
– Je… pense…
– Tu désires que je te forme pour faire de toi une muse ?
– Oh non, je n’espère pas obtenir ce titre. Je sais qu’il est prestigieux et que ce serait merveilleux de le porter, mais ce n’est pas mon objectif. Je veux juste être une poétesse. Et puis, quand je serais plus grande, j’aurais vraiment plaisir à voyager. Je serais intenable ici dans le Temple.
– Ahah, les muses sont libres d’aller où bon leur semble, même si j’ai un instinct plutôt protecteur vis-à-vis d’elles ! Cependant, pour en revenir au sujet principal, la poésie ne s’apprend pas, du moins pas complètement. Je pourrais t’initier aux bases et partager avec toi tout ce que je sais de ce domaine, mais il te faudrait trouver ta voie toute seule par la suite. C’est un art qui se travaille avec ses propres pensées, expériences et sentiments. Et puis de toute façon, tu me dis que tu fais déjà de la poésie, je n’ai peut-être rien à te transmettre. Au mieux puis-je te donner mon avis, t’encourager et t’offrir un lieu de vie adapté au perfectionnement de ton art.
– Ce serait déjà formidable si vous acceptiez de me consacrer du temps ainsi. »
Elaiya m’observe à présent avec une forte lueur d’espoir dans le regard. J’ai soudainement peur de lui faire croire en un rêve impossible. S’il s’avère qu’elle n’est pas faite pour la poésie, je ne pourrais pas lui offrir l’enseignement dont je lui parle. Elle y perdrait son temps. Il serait dommage qu’elle gâche sa vie en illusion… Mais j’ai bien une idée pour savoir si elle est digne d’un quelconque apprentissage.
« Jeune fille, pourrais-tu me présenter l’une de tes compositions ?
– Vous voulez que… que…
– Pour commencer, j’apprécierais volontiers que tu me tutoies.
– Oh désolé…
– Ne t’excuse pas. J’ai tendance à rejeter le vouvoiement, mais généralement mes interlocuteurs ne s’y attendent pas. Ils pensent rencontrer un homme imbu de lui-même face à qui il faudrait courber l’échine. Mais je ne suis pas roi, seigneur ou autre. Je ne suis qu’un poète. Et tu peux donc me tutoyer sans crainte.
– D’accord monsieur… euh… J’hall… D’accord, J’hall.
– Alors, pour en revenir à ma demande, aurais-tu un poème à me présenter, que je puisse juger de tes compétences actuelles ?
– Puis-je me permettre d’improviser ?
– Si tu te sens apte à cela. Par ailleurs, si tu mets au point un poème dans l’instant, c’est que tes capacités dans ce domaine sont bien au-dessus de ce que tu pourrais imaginer.
– Oh, désolé, c’était prétentieux !
– Mais non, enfin ! Calme-toi, tu es trop tendue. Je ne te fais aucun reproche. Ne te flagelle pas ainsi à chacune de mes remarques. Allons Elaiya, je suis à ton écoute.
– M… maintenant ? Devant tout le monde ?
– Concentre-toi sur moi et fais abstraction des autres. Je te sens capable d’y arriver. Regarde-moi et ne détache pas tes yeux des miens.
– D’accord… Merci… Je me lance alors… Hum, hum. »
Orpheline des bois
Écoute les oiseaux.
Elle entend l’elfe roi
Et son parlé si beau.
Les elfes vont au Temple
Pour les festivités.
Les rires seront amples
Entre les invités.
Ceux sans invitation
Seront nommés amis.
Peut-être une occasion
Pour égayer sa vie.
Baluchon dans le dos
Direction le palais.
Le sable fin est chaud
Ce voyage lui plaît.
Dans le Temple des Arts
La voilà arrivée.
Il n’est jamais trop tard
Pour se faire accepter.
Et enfin le Gardien
Déclame son discours.
Quand celui-ci prend fin
Elle approche et… “bonjour”.
Je reste muet. Cette jeune fille vient de déclamer un poème improvisé d’une grande qualité sans hésitation, sans bégaiement et d’une structure parfaite. Et pourtant, vu son âge, ses vêtements et le fait qu’elle soit orpheline, comme l’a si bien fait comprendre son texte, cela m’étonnerait qu’elle ait reçu l’éducation adéquate pour cela. Je ne sais comment réagir. Je rehausse mon regard et le tourne vers Nos et Sélène qui observent également la petite. Je croise celui d’Euterpe assise à portée de voix. Elle me sourit, semble-t-il amusée par la situation. Elle lève ses mains et commence à applaudir. Tous les convives ayant entendu l’œuvre accompagnent les félicitations de la muse. Ceux qui se trouvaient trop en retrait sont mis au courant par les premiers avant de rejoindre l’ovation. Je me retourne enfin vers Elaiya qui observe abasourdie les invités faire honneur à sa prestation. Elle tourne alors les yeux vers moi. Un grand sourire se dessine sur mon visage et, levant les mains à mon tour, j’applaudis la jeune poétesse. Les larmes qui envahissent son regard, alliées à ses traits rayonnants, ne laissent aucun doute quant à l’émotion qui la submerge.
À l’aide d’une simple impulsion magique, je fais venir une chaise pour qu’elle puisse s’y asseoir. L’ovation prend fin. Les conversations poursuivent leur cours normal. Mes voisins directs sont tournés vers nous. Je tends un mouchoir à la jeune fille afin de sécher ses larmes. Une fois qu’elle est calmée, je prends la parole.
« Félicitations, Elaiya, je confirme que tu es merveilleusement douée. Euterpe, qui a pour domaine de prédilection la poésie lyrique, est certainement d’accord avec moi. Je pensais qu’il me faudrait te soutenir alors que tu t’essaierais à l’improvisation. Je craignais que tu cherches tes mots, même si j’étais au fond persuadé que tu aurais abouti à un texte complet. Tu ne serais pas venue à ma rencontre dans le cas contraire. Cependant, je ne m’attendais vraiment pas à te voir réussir sans la moindre hésitation. Elaiya, tu as réalisé un exploit rare. À ma connaissance, seuls Euterpe et moi-même avons su nous essayer à l’improvisation aussi jeune. Et encore, ce n’est pas un exercice que nous maîtrisons parfaitement, nous sommes plus à l’aise quand il s’agit de prendre notre temps. Elaiya, ai-je raison de dire que ce poème retrace ta venue aujourd’hui même au Temple de la Poésie et que tu es donc bel et bien orpheline ?
– Ou… oui.
– Tu voulais mon enseignement pour perfectionner ton art. Le souhaites-tu toujours ?
– Oui ! Ce serait merveilleux !
– Dans ce cas, jeune Elaiya, permets-moi de t’inviter à vivre au palais en notre compagnie. Tu es déjà très douée et l’éducation que je t’offrirai sera certainement superflue. Sûrement même que c’est moi qui apprendrai le plus. Je te le demande donc officiellement : acceptes-tu de devenir mon élève, Elaiya ?
– Oui !!! »
Sur ce dernier acquiescement, Elaiya laisse de nouveau ses larmes couler et, se doutant bien qu’elle n’a pas à me demander mon autorisation, se jette dans mes bras. Je sers la jeune fille contre moi, riant de cette joie qu’elle ne sait contenir.
Elaiya s’est bien vite acclimaté à la vie au sein de ce palais qu’elle a été la première à nommer “Temple des Arts”. Trois ans durant, j’ai pu lui enseigner les différentes formes que peut prendre la poésie. Elle a également beaucoup appris auprès des muses. J’ai par ailleurs profité de ce temps pour perfectionner ses connaissances dans divers domaines, tels que la magie, l’histoire ou encore les mathématiques. Elle a su faire preuve d’une assiduité à toute épreuve pendant ces quelques années.
Cependant, je voyais en elle une poétesse digne d’être la meilleure entre tous. L’exploit qui lui avait ouvert les portes du Temple n’avait été qu’un début. Bien de nombreuses fois, elle avait déclamé des vers parfaits dans une improvisation totale. Et elle en jouait pour faire passer des messages forts à ceux qui l’écoutaient. Elle a même su me surprendre de manière inattendue alors que sa troisième année d’apprentissage touchait à sa fin… Je pourrais vous conter cet événement d’ailleurs !
Voyez-vous, en tant que représentant des Arts sur Eternera, il est de mon devoir de les valoriser. Il me faut organiser divers événements, au palais ou ailleurs, et régulièrement afin d’assurer une place toujours prestigieuse aux divers domaines présents au sein du Temple. Ce jour-là, je me rendais à Hegamon Gor en compagnie d’Elaiya. Nous y préparions une grande exposition mettant à l’honneur de nombreuses créations des muses. Celle-ci devait ouvrir ses portes dans les jours prochains et je souhaitais attester par moi-même que tout était prêt pour accueillir les premiers visiteurs…
Nous traversons les ruelles ensoleillées de la capitale du royaume. Cette cité est vraiment sublime. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle est parfaite, la pauvreté étant l’apanage des habitants de la ville basse, mais aux yeux d’un artiste, c’est un véritable joyau. Des maisons aux murs colorés nous environnent, égayées par une végétation luxuriante. Nous sommes au-delà du second rempart. Au loin se dresse la citadelle des Éternels d’une hauteur démesurée.
Elaiya chemine à mes côtés, le regard happé par les beautés qui l’entourent. C’est la première fois qu’elle se rend à Hegamon Gor. Celle que je considère comme ma fille adoptive et pour laquelle je remplis volontiers le rôle de père a maintenant quinze ans. Durant ces trois années au palais, elle a eu toutes occasions de compléter sa garde-robe. Momu lui a été d’un très grand secours à ce sujet. La jeune demoiselle est aujourd’hui vêtue d’une robe blanche veloutée lui arrivant aux genoux ainsi que de petites bottines beiges. Sa chevelure blonde est coiffée en une tresse descendant à mi-dos et une fleur de magnolia y est accrochée, comme lorsqu’elle s’est présenté au Temple de la Poésie. J’huly a usé de ses pouvoirs pour rendre cette fleur éternelle.
Enfin, nous atteignons notre destination. Je m’arrête devant une longue bâtisse couverte d’arabesques. Une majestueuse entrée avec une porte à double battant nous fait face. Une grande enseigne la surplombe.
« Elaiya, nous sommes arrivés.
– Cette ville est sublime !! Euh… Tu disais ?
– Ahah, nous aurons tout le temps de nous promener après pour découvrir les magnificences de Hegamon Gor ! Pour le moment, nous sommes attendus.
– D’accord ! De toute façon, l’intérieur de la galerie fait aussi partie de la visite ! »
Je souris à Elaiya, puis pousse le battant de la porte. Nous pénétrons dans la bâtisse. À l’intérieur, un petit hall richement décoré est prêt à accueillir les visiteurs. Une femme, assise derrière un bureau, lève le regard à notre entrée. Elle nous apostrophe.
« Excusez-moi, mais l’exposition n’est pas encore ouverte au public.
– Je le sais bien, mademoiselle, loin de moi l’idée de vous causer quelques soucis que ce soit. Je me présente : J’hall Vorondil, gardien du Temple de la Poésie. Et voici ma fille, Elaiya.
– Oh ! Monsieur Vorondil, pardonnez-moi, je ne connaissais pas votre visage !
– Rien de plus normal, rassurez-vous, mais faites-moi juste une petite faveur : appelez-moi plutôt…
– J’hall ! »
D’un mouvement commun, nous tournons notre regard en direction de la voix qui vient de m’interpeller. Il s’agit de Drig-na, muse de la sculpture. C’est elle qui a été chargée d’organiser l’événement en compagnie du commissaire d’expositions. Et pour cause, ce dernier est un membre de la famille de la jeune femme. À vrai dire, c’est dans ces conditions que l’on perçoit le mieux l’étrangeté de l’immortalité accordée par le Temple de la Poésie. En effet, l’homme dont nous parlons n’est autre que l’arrière-petit-fils de Drig-na. Il a la cinquantaine. La muse en revanche semble encore empreinte de ses 20 ans.
Elle est vêtue d’une longue robe d’une intense blancheur. Celle-ci entre merveilleusement en contradiction avec sa peau couleur cacao. Drig-na est d’une très grande beauté. Depuis toujours, nombreux sont les prétendants qui cherchent à obtenir d’elle ne serait-ce qu’un baiser. Je me laisse moi-même facilement charmer lorsque je la vois.
« Drig-na ! Ravi de retrouver ton si resplendissant sourire !
– Je suis heureuse de te voir également ! Et tu es venue avec notre sacrée friponne d’Elaiya. Comment te portes-tu, jeune fille ?
– Je vais bien ! Comment pourrait-il en être autrement avec les beautés que j’ai pu découvrir en arrivant ici ? Cette ville est magnifique !
– Pour y être née, je ne peux que le confirmer. »
Drig-na tourne de nouveau son regard vers moi.
« Tu es en avance, je ne t’attendais pas avant encore une heure. Gue-rid est à l’intérieur, nous étions en train de finaliser certains détails avant que je t’entende entrer. Vous me suivez tous les deux ? »
Sur cette question rhétorique, Elaiya et moi-même lui emboîtons le pas après avoir salué la femme à l’accueil. Nous pénétrons dans la galerie d’art. Gue-rid, qui semblait attendre de savoir qui avait bien pu entrer, nous reçoit avec un grand sourire.
« J’hall, Elaiya, vous arrivez bien tôt ma foi ! Vous avez fait bon voyage ?
– Absolument ! Les elfes nous ont fait traverser Mistriam sans encombre et une voiture tirée par deux sublimes cheveux alezans nous a conduits jusqu’à Hegamon Gor. Aucun événement malheureux n’est à déclarer. C’est sans nul doute le premier déplacement complètement calme et reposant auquel je participe !
– Ah, je suis ravi de l’entendre ! Allons bon, je trépigne d’impatience à l’idée d’avoir ton avis sur l’exposition ! Qu’en penses-tu ? »
Certes, au vu de tout ce que les muses ont pu créer jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose dans cet endroit. C’est cependant près de cinq cents œuvres qui sont ici exposées. Gue-rid et Drig-na ont pris le parti d’organiser les différentes salles sur le thème géographique. Ces derniers nous guident à travers chacune d’entre elles. Ils ont ainsi pu représenter Mistriam, Iissry, Hegamon Gor, Cresia, Millenia, Ecclesia… Tous les hauts lieux d’Eternera auxquels les muses ont rendu hommage sont mis en valeur.
« Et bien, vous avez accompli un prodigieux travail ! L’agencement des pièces me plaît énormément ! Je suis certain que les visiteurs seront ravis. Nul doute que l’Art a encore de beaux jours devant lui !
– Ah, je suis heureux de l’entendre ! Avec Drig-na, nous avons œuvré sans compter les heures. Organiser cet événement aura été un véritable plaisir. Et je ne doute pas que les mois qui viennent nous permettront de faire vivre cette aventure au-delà de nos espérances ! »
L’enthousiasme de notre commissaire d’exposition me fait grandement plaisir. Je m’apprête d’ailleurs à le lui faire remarquer lorsque je prends soudain conscience d’un événement inattendu.
« Où est Elaiya ? »
Nous balayons la pièce du regard. Elle n’est pas en vu. Nous la hélons, elle ne répond pas. Rapidement, l’inquiétude me gagne. Alors que Drig-na et Gue-rid commencent à parcourir les autres salles à la recherche d’Elaiya, je me rends jusqu’au hall principal. En chemin, je croise la femme qui nous avait accueillis. Sans attendre, elle m’interpelle.
« Monsieur Vorondil !
– J’hall, appelez-moi J’hall… Qu’y a-t-il ?
– Votre fille, je l’ai vue passer devant moi en courant ! Elle est partie dans la rue ! J’ai essayé de la rattraper, mais quand je suis sortie à mon tour, elle était déjà loin ! Je suis venue vous trouver immédiatement… Je suis désolée, je n’ai pas su la retenir…
– Ne vous en faites pas, Elaiya a de la ressource. Elle ne doit pas être bien loin. Je vous remercie de m’avoir prévenu. Allez informer Drig-na et Gue-rid que je m’absente le temps de la retrouver.
– Oui, bien sûr ! »
Je me précipite vers le hall d’accueil et sors bien vite dans la rue. J’ai beau avoir cherché à être rassurant auprès de l’hôtesse, je ne le suis pas le moins du monde. Où donc est-elle partie ? J’espère vraiment qu’il ne lui est rien arrivé… J’ouïs soudain le bruit d’une explosion sur ma droite. Je cours dans la direction de ce son peu sécurisant. Cette ruelle est peu large, mais se poursuit sur une très longue distance. Au fur et à mesure, l’agitation d’une foule se fait entendre. Des rires, des voix fortes et enjouées, des chansons parfois peu correctes les accompagnent. Et au milieu de tout ce brouhaha, je perçois à un rythme régulier, des bruits de verre brisé, de roche tombant au sol, d’objets qui éclatent et de petites explosions.
Alors que je me demande ce que peut bien signifier tout ce tintamarre, je débouche sur une grande place où une foire est installée. Moult badauds s’y promènent. Tout cela se passe en contre-bas. Je me trouve sur une zone surélevée. De nombreuses marches mènent au lieu d’attroupement. Des murets servent de protection pour s’assurer que personne ne tombe. C’est contre l’un d’entre eux que je retrouve Elaiya, accoudée nonchalamment. Elle semble passionnée par le spectacle de cette foule en fête.
L’inquiétude disparaît. Je m’approche d’elle légèrement consterné qu’elle n’en fasse qu’à sa tête… Enfin, au moins elle est saine et sauve. Il sera bien temps de la gronder plus tard, je ne souhaite pas l’humilier en public. Allons bon, faisons-lui remarquer notre présence.
« Elaiya…
– Hmm ? Oh papa ! Ça tombe bien que tu m’aies rejointe, regarde ! »
Semble-t-il nullement consciente d’avoir agit déraisonnablement, elle pointe son doigt vers une scène où une jeune femme propose un divertissement. Elle recueille divers objets de la part des spectateurs et, pour leur plus grand plaisir, les détruit… Elaiya reprend la parole.
« Ce qu’elle fait est sublime, tu ne trouves pas ?
– Euh… Elle vient de faire voler une coupe d’argile en éclat… Qu’y a-t-il de sublime là-dedans ? »
Elaiya tourne la tête vers moi. Elle me regarde avec un air d’incompréhension.
« Tu ne le vois pas ?
– Il va te falloir être plus explicite jeune fille. Que suis-je censé voir ?
– L’art.
– Comment ?
– Regarde papa, et dis-moi ce que tu vois. »
La fille de la poésie tourne de nouveau son regard vers la femme de la place. Je me sens décontenancé par ce qu’elle m’a déclaré. J’observe plus attentivement le spectacle. Je commente la scène pour faire comprendre ce que je perçois à Elaiya.
« Elle vient de casser un verre…
– Non, elle a fait voler un verre en mille éclats chatoyants sur lesquels les rayons du soleil sont venus jouer. »
J’observe Elaiya, surpris par sa description. Elle me jette un regard en coin et m’enjoins à réessayer.
« Elle a brisé une statuette au sol ?
– Elle a imposé à la statuette de pierre de rejoindre son élément natal dans un grand fracas que seuls les rocs peuvent provoquer. Et maintenant, que fait-elle ? »
Je commence à me demander depuis quand nos rôles d’élève et de maître ont été inversés… Quoi qu’il en soit, je fixe mon regard vers cette femme debout sur cette estrade de planches et de roche que le soleil ne recouvre qu’en partie.
« Elle vient de faire brûler un parchemin. Ce qui est d’ailleurs fort dommage, car le texte qui s’y trouvait avait possiblement une certaine valeur artistique qui nous aurait…
– Non.
– Euh… Comment ça, non ?
– Si elle avait simplement voulu détruire ce document, elle l’aurait déchiré. Si elle a choisi de l’embraser, ce n’était pas pour s’en prendre au papier, mais bien à ce qui y était écrit. Elle a fait flamber le texte pour que l’on sache que, même si les mots s’envolent et que les écrits restent, l’éphémère peut parfois surpasser l’éternel. »
Je détache mon regard de cette scène où les badauds se rassemblent afin d’offrir de nouveaux objets à détruire à cette femme qui intrigue tant ma fille. Je me retrouve face à face avec cette dernière qui plante ses yeux dans les miens. Je ne peux malgré tout m’empêcher d’exprimer le fond de ma pensée.
« C’est très beau, mais même si tu uses de ton don de poétesse pour enjoliver tout cela, elle ne fait que détruire ce que les gens lui offrent. »
Elaiya éclate de rire. Son hilarité me laisse perplexe. Quelque chose doit m’échapper. Elle s’élance soudainement vers l’escalier le plus proche menant sur la place et me dit :
« Suis-moi ! »
Elle court bien vite et se faufile dans la foule. Elle est plus petite, plus fine et plus agile que moi. J’ai tôt fait de la perdre de vue. Comprenant cependant que son objectif était de rejoindre la scène, je me fraie un passage pour m’y rendre également. Je semble plus richement habillé que les badauds de cette place et chacun d’entre eux me jette un regard chargé d’étonnement. Ils se demandent sûrement ce qu’un homme comme moi peut bien faire au milieu du bas peuple. S’ils savaient que mon vêtement est fait avec du tissu bon marché… Le seul luxe de celui-ci est d’avoir été taillé par Momu.
Enfin, j’atteins le pied de l’estrade. La femme qui attire tant l’attention des badauds s’y dresse. Elle a en main une ombrelle qu’elle force à se retourner tout en l’élevant brusquement vers le ciel. Elle jette l’objet au sol et attend la prochaine offrande. Soudainement, du bruit se fait entendre à l’arrière. Elaiya se précipite sur l’estrade et vient se planter au côté de celle qui amuse tant les gens des environs, alors que des hommes la poursuivent en lui intimant de descendre. La fille de la poésie regarde la femme qui laisse clairement voir son étonnement à l’apparition de cette jeune demoiselle. Elaiya, sans attendre, tandis que ses poursuivants commencent à monter eux aussi sur scène, prend la parole.
« J’adore ce que vous faites ! »
Aussitôt, la femme lève la main en direction des hommes en arrière de l’estrade et leur intime de laisser Elaiya tranquille. Un instant incertains sur la marche à suivre, ceux-ci finissent par rebrousser chemin, permettant à ma fille et à cette inconnue de converser librement. Elaiya reprend la parole.
« Est-ce que vous considérez que ce que vous faites est de l’art ?
– Bien sûr que oui ! Je me doute que, pour beaucoup de mes spectateurs, ce n’est qu’un divertissement sans queue ni tête, rien de mieux qu’un amusement. Cependant, au moment exact où je détruis un objet, une œuvre d’art éphémère prend vie. Et je fais varier cela avec différents objets et de nombreuses manières d’agir. Le contexte, la situation, les lieux… tout est un élément à part entière qui donne tout son sens à mes créations ! »
Cette femme vient de déclamer sa réponse avec entrain et passion, exactement comme le font les muses lorsqu’elles parlent de leur domaine de prédilection. Je commence à comprendre ce que Elaiya a vu bien avant moi. Cette dernière sourit à la femme, s’approche de la foule en se plaçant au bord de l’estrade et lève la main pour demander le silence. À mon grand étonnement, même le plus petit murmure disparaît des proches alentours. Elaiya observe les spectateurs, m’aperçoit, m’offre un sourire, lève les yeux pour embrasser les badauds du regard et dit :
« Cette femme est une artiste, laissez-moi vous faire son éloge… »
Dans la cité de Hegamon Gor
La rumeur est joyeuse et festive.
D’étranges échos font leurs accords
Aux oreilles les plus attentives.
La foule s’amasse pour la fête
Sur la place toute ensoleillée.
Autant les badauds que les poètes
Sont venus s’y rassembler.
Tout au centre des festivités
Une dame attire le regard.
Sur scène pour nous émerveiller
Nous offrant de connaître son art.
De ses mains jaillissent les lumières
De verre brisé en mille éclats.
De ses mains jaillissent bien des airs
Qui se font œuvres en grand fracas.
Son talent, tel un feu d’artifice,
Éclate sous nos yeux ébahis.
Elle se fait grande créatrice
Par la matière anéantie.
Nombreux viennent voir ses spectacles
La mettant au cœur de l’attention.
Offrons-lui de rejoindre un cénacle
En muse de la destruction.
La muse de la destruction ? Ainsi, c’est ce que voyait Elaiya… Il est vrai que pour le premier venu, il n’y a rien d’artistique dans le fait de démolir des choses. Mais pour un œil averti, le constat est sans appel. Elle ne réduit pas à néant les objets qu’on lui offre n’importe comment. Son acte est toujours réfléchi et porte une signification forte. C’est cela que Elaiya avait remarqué depuis le début. C’est cela qui lui avait permis de prendre conscience du côté artistique de ce spectacle. Elaiya a un don, c’est certain.
La femme s’approche de ma fille, alors que certains badauds applaudissent. D’autres cherchent déjà à relancer le divertissement et ne semblent pas avoir bien saisi ce que Elaiya a voulu leur faire comprendre. Celle qui se prénomme apparemment Laureleen, au vu des nombreuses personnes qui le scandent dans la foule, s’agenouille auprès d’Elaiya. Celles-ci s’observent un instant. Enfin, Laureleen vient prendre la jeune adolescente dans ses bras et, mille fois, lui exprime ses remerciements.
Je m’approche finalement à mon tour au bord de l’estrade. Elaiya tourne ses yeux vers moi. Elle me sourit, tapote l’épaule de Laureleen et l’invite à me regarder. Je prends la parole.
« Laureleen, c’est bien ça ?
– Euh… oui… Vous êtes ?
– Je me nomme J’hall Vorondil. Je suis le gardien du Temple de la Poésie, au sein du désert d’Iissry, au nord de la forêt elfique de Mistriam.
– Oui, je connais ce lieu. J’ai longtemps cru que seuls les poètes y étaient admis, mais de ce que l’on m’a rapporté, vous y faites vivre tous les arts possibles et inimaginables.
– Effectivement, il faut bien avouer que nous n’agissons plus tel que nous l’avons fait par le passé. Un débat a même été lancé pour changer le nom du palais. Cependant, ce n’est pas pour parler de cela que je viens vous déranger. Celle qui est importante ici, c’est vous. Ma fille, Elaiya, nous l’a bien fait comprendre. »
En disant cela, je lève mon bras vers la jeune fille. Laureleen tourne son regard vers celle qu’elle tient encore contre elle et qui lui sourit. Autour de nous, les spectateurs n’émettent plus le moindre mot et écoutent vigilamment notre conversation. Je reprends la parole, m’appropriant de nouveau l’attention de cette femme au talent artistique subtile.
« Laureleen, je ne vais pas passer par quatre chemins. Elaiya l’a déjà fait à travers son hommage, à moi maintenant de vous proposer officiellement ce titre. Accepteriez-vous de rejoindre le Temple de la Poésie, d’y faire prospérer votre art, de le représenter dignement, de le faire connaître, de le faire comprendre et de devenir Laureleen, muse de la destruction ?
– Je… Vous… C’est sérieux ?
– Absolument.
– Euh, juste pour que tout soit clair, j’aime mettre en avant la désolation, la dévastation, les explosions, les cataclysmes comme une beauté éphémère digne d’être une œuvre à elle toute seule. Cependant, je ne me cantonne pas à ravager tout ce qui m’entoure. Je peins également des toiles et j’écris des chansons exposant des scènes de destruction incroyables. Vous avez pourtant déjà, je suppose, des muses qui représentent la chanson et la peinture, non ?
– Absolument, mais peu importe. Nous accueillons dans ce palais les plus grandes artistes d’Eternera à travers les siècles. C’est ensuite à elles de choisir comment exprimer leur art. Si tu acceptes de devenir muse de la destruction, qu’importe comment tu mettras en avant ton domaine, tant que cela continue de faire de toi l’une des meilleures artistes existantes. »
Le passage du vouvoiement au tutoiement dans mes paroles, en plus de l’assurance de pouvoir exprimer son art comme elle le souhaite, semble avoir eu le résultat escompté. Laureleen offre un dernier regard à Elaiya, échange un sourire ravi avec elle, puis se tournant vers moi…
« J’accepte, mais à une seule condition : vous restez assister à la fin du spectacle et nous repartirons ensemble après !
– Évidemment ! Loin de moi l’idée de mettre un terme à cette démonstration artistique ! Je ferai un bien piètre gardien des Arts dans ce cas ! »
Suite à ces paroles, nous assistèrent à la suite du spectacle. Je percevais enfin ce que Elaiya avait vu avant moi : l’art. Nous passèrent un agréable moment à rire et à encourager Laureleen en nous mêlant à la foule. Nous avons même eu l’occasion de participer sur la fin de la représentation, mais il faut bien avouer que ce n’est pas un art que je maîtrise. En témoigne l’hilarité qui fut celle des badauds lorsque je voulus déchirer un vêtement trop résistant pour moi sans réussir à faire mieux que des grognements d’effort inutile ! Heureusement, Laureleen est venue à mon secours en me proposant plutôt de l’aider à défiler l’habit. Ainsi ce qui pouvait se faire, pouvait également être défait.
Quelques jours plus tard, nos activités au sein de Hegamon Gor étant terminées, nous repartîmes vers le désert d’Iissry, Laureleen à nos côtés. Une fois que nous fûmes arrivés au Temple, elle obtint officiellement le titre de muse de la destruction.
Mais revenons-en au personnage principal de ce récit : Elaiya. Comme vous l’avez constatée, elle est une poétesse de talent, sa capacité à improviser des textes lyriques complets la plaçant aisément au-dessus de moi. Elle est également douée d’un don qui lui permet de voir l’art partout où il se trouve. Sans elle, Laureleen ne serait sûrement pas des nôtres aujourd’hui. Qui sait combien de jeunes femmes émérites j’ai pu croiser par le passé sans connaître leur virtuosité et qui n’ont pas reçu le titre de muses à cause de mon aveuglement ?
Quoi qu’il en soit, il reste un dernier point à aborder concernant la fille de la poésie. Vous avez pu constater qu’elle est parfois insouciante, voire imprudente, en témoigne son escapade solitaire entre la galerie d’art et la place où je l’ai retrouvée. Et bien, figurez-vous qu’elle est capable de faire bien pire et que cette caractéristique l’a suivra toute sa vie. Intéressons-nous, je vous prie, aux folies acrobatiques d’Elaiya, fille de la poésie alors que son seizième anniversaire approchait. Les hauts-commandeurs avaient disparus peu auparavant, partis s’amuser à revivre une nouvelle existence dans un autre monde…
Je parcours les couloirs du palais à la recherche d’Elaiya. Comme toujours, je lui ai préparé un cours pour parfaire ses connaissances. Aujourd’hui, j’ai mis la main sur un livre contant une partie de l’histoire de Millenia, cette ville golem bâtie sur la lune de Goer. Je pense que cela devrait l’intéresser.
Enfin bref, qu’importe le cours que j’ai à lui offrir si je ne sais pas où elle se cache. D’ordinaire, elle lit dans la bibliothèque ou reste aux côtés des muses dans l’atelier principal. Cependant, elle ne se trouve dans aucun de ces deux lieux… Alors que je passe devant le grand escalier qui mène à l’étage des chambres, je vois Ofra, muse du maquettisme, le descendre.
« Ofra ! Dis-moi, aurais-tu aperçu Elaiya ?
– Oui, justement, je viens de la quitter. Elle avait un livre en main et semblait surexcitée. Je venais d’entreposer une nouvelle maquette dans ma chambre. Je lui ai même proposé d’y jeter un œil, elle est généralement toujours heureuse de découvrir nos créations. Étonnamment, cette fois-ci, elle a préféré me dire qu’elle viendrait voir ça plus tard. Sur quoi, elle est partie en courant vers la tour principale de l’aile ouest.
– Ah ? C’est étrange ça… Sais-tu quel livre est à l’origine de son escapade au sein du palais ?
– Je crois justement que c’est un vieil ouvrage au sujet du Temple de la Poésie.
– Oh ! Alors elle est certainement seulement en train de constater par elle-même ce qu’elle découvre durant sa lecture. Je vais essayer de la rattraper avant qu’elle n’ait fait le tour du palais !
– D’accord. Il faudra que je te voie tout à l’heure pour parler de la maquette que tu m’as demandé de réaliser. Il y a quelques points que j’aimerai réviser avec toi.
– Bien évidemment. Je viendrai te rejoindre après le cours d’Elaiya.
– À tout à l’heure alors. Bonne chance pour mettre la main sur la petite démone.
– Ahah, merci ! »
Je traverse le couloir des chambres en me dirigeant, comme indiqué par Ofra, vers l’entrée de la tour. Je ne vois aucune trace d’Elaiya pour le moment. Je commence à gravir les marches en la hélant à chaque étage et en jetant un œil sur chaque balcon. C’est au cinquième niveau que je reçois enfin une réponse, mais celle-ci ne provient pas du couloir qui me fait face. La voix d’Elaiya a retenti plus haut. Je continue donc mon ascension et atteins le balcon suivant. Je n’ai alors même pas l’occasion d’appeler une nouvelle fois ma fille que je l’aperçois perchée en équilibre sur le bord du toit devant moi. L’inquiétude me gagne immédiatement et je l’interpelle sur l’instant. On ressent dans ma voix la peur qui me prend de la voir chuter.
« Elaiya ! Qu’est-ce que tu fais là ‽
– Je cherche… »
Elle m’a répondu sans même tourner son regard vers moi. Elle est comme absente. Je crains bien trop qu’elle tombe, je dois la rejoindre. Je reprends la parole.
« Ne bouge pas, je viens te chercher ! »
À ma grande stupeur, elle se tourne soudainement vers moi et s’exclame :
« Non ! »
Cependant, dans son empressement et de par le brusque mouvement qu’elle a effectué en voulant me répondre, elle perd l’équilibre. Je la vois chuter avec horreur avant qu’elle ne se rattrape au bord du toit. Je laisse la place à J’haze dans l’instant qui se propulse vers l’avant depuis le balcon d’un saut puissant. Il se précipite vers la fille de la poésie.
« Elaiya !
– Je vais bien, reste où tu es ! Je n’en ai pas pour longtemps, je l’ai trouvé !
– Mais “trouvé” quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? »
J’haze arrive finalement à hauteur de la jeune fille. Il se penche et lui tend la main. Celle-ci le regarde amusée avant de répliquer.
« Je t’avais dit de ne pas bouger, j’allais bientôt remonter. Mais bon, puisque tu es là, prend ça. »
Elaiya nous tend un petit coffret en bronze avec un fermoir en argent. Il est très usé.
« Qu’est-ce que…
– Je ne sais pas encore, aide-moi à remonter, on va découvrir ça ensemble ! »
J’haze tend de nouveau sa main à Elaiya qui cette fois-ci la saisit et se laisse hisser sur le toit. L’artiste combattant me permet de reprendre possession de notre corps.
« Elaiya, tu m’expliques pourquoi tu as risqué ta vie ?
– Pour le coffret !
– Quoi ? Celui que tu as remis à J’haze ? Cette vieille boîtasse rongée de corrosion ?
– Hé ! N’insulte pas mes trésors, c’est vexant…
– Jeune fille, ce n’est pas en détournant le sujet sur cet écrin que tu vas t’en tirer. As-tu seulement conscience du péril inconsidéré que tu as pris ?
– Bien sûr ! Une chasse au trésor sans risque et sans sensation forte n’aurait pas beaucoup d’intérêt ! »
Je la regarde surpris. Je ne sais que répondre et en désespoir de cause, je choisis d’orienter la conversation sur ce coffret que je tiens en main afin de comprendre comment tout cela a pu arriver.
« Tu as trouvé ça dans le mur du palais ?
– Oui ! Il y avait une petite niche pour l’abriter. Je pensais dénicher le trésor directement sur le toit, je n’aurais pas imaginé qu’il avait été caché là. Heureusement que tu m’as fait sursauter !
– Attend un instant, je ne m’explique pas une chose : comment savais-tu que cet écrin était ici ?
– Je vais t’expliquer ! »
Elaiya me contourne et remonte le toit en se rapprochant du balcon. Elle récupère un livre qu’elle avait dû laisser là, entre les barreaux de protection… D’ailleurs, pour la protection, il faudra revoir ça… Elle revient vers moi avec l’ouvrage.
« Regarde, j’ai trouvé ce volume dans la bibliothèque. Il décrit les différentes parties du Temple de la Poésie à son origine.
– Oui, je connais bien ce document, il m’a été légué lors de mon intronisation en tant que Gardien avec des centaines d’autres tomes.
– Et bien, savais-tu qu’il y avait un message caché à l’intérieur ?
– Vraiment ?
– Attend, je vais te montrer. »
Elle ouvre le tome à la page où le signet a été placé. Un schéma légendé du Temple y est tracé. Elaiya tourne le feuillet et me montre sur le verso un texte mettant en avant le palais comme un trésor architectural de l’art elfique. Elle reprend la parole.
« Hum, tu vas devoir m’assister. Sur une table, c’était simple, mais sans appui, ça va être compliqué de le tenir correctement : il est trop lourd et volumineux pour moi.
– Je ne te suis pas. À quoi dois-je donc t’aider ? Le tenir ?
– À orienter cette page à la lumière pour observer les deux côtés en transparence. Il faut que tu voies le texte et le plan se superposer.
– Hum… d’accord. Et maintenant ?
– Si tu regardes bien, il y a un endroit où le mot “trésor”, pour “trésor architectural”, est noté en elfique.
– Ce n’est pas surprenant pour un ouvrage mistrien. Où veux-tu en venir ?
– C’est plus étonnant que ce que tu penses. J’ai feuilleté ce livre longuement et je peux t’assurer que c’est le seul endroit où un terme est inscrit dans le langage des belles gens. Et si tu regardes en transparence, tu constateras qu’il est positionné sur la zone du palais correspondant au toit où nous nous trouvons. »
Effectivement, ce qu’elle me dit est bien ce que je constate. Je redescends le livre que j’avais placé à hauteur de mon visage face à la lumière pour mieux voir ce qu’elle me confiait. Je feuillette quelques pages et ne trouve aucun autre symbole elfique.
« C’est étrange en effet.
– C’est aussi ce que j’ai pensé ! Ce qui explique pourquoi je suis venue ici : pour moi, il ne pouvait s’agir que d’une sorte de carte au trésor. Et j’avais bien raison ! J’ai trouvé le coffret ! »
Elle me montre la boite que je lui ai rendue quand elle m’a tendu le livre.
« Incroyable… J’ai bien du mal à réaliser que depuis tous ces millénaires, cet objet se trouvait là avec, à portée de main, un indice pour le dénicher… Ouvre-le pour voir.
– Je viens juste d’essayer, mais il est verrouillé… »
Je glisse le livre sous l’un de mes bras pour libérer l’autre et trace une ligne d’onirisme pour briser le verrou du coffret. Un cliquetis se fait entendre. Elaiya me sourit avant d’ouvrir le réceptacle. Une petite statuette de bois en forme d’arbre y est placée. Un rouleau de parchemin l’accompagne. Elaiya manipule un instant la figurine, remarquablement ciselée, puis se saisit du message. Elle le déroule et lit.
Je me demande si quelqu’un, un jour, lira ces lignes. Sera-ce sous la lune d’argent ou sous la soleil enflammée ? Qu’importe. Si vous lisez ceci, c’est très certainement que vous avez pris conscience de l’indice que j’ai déposé au sein d’un des ouvrages que nous allons offrir au nouveau gardien dans les jours qui viennent. Combien de temps s’est écoulé pour vous depuis cette époque ? Je n’ose l’imaginer, mais c’est là toute la beauté de laisser un trésor dissimulé ainsi.
J’espère d’ailleurs que vous saurez prendre soin de ce petit chef-d’œuvre. Si, comme je le pense, vous êtes un habitant de ce palais et que vous avez dédié votre vie à la poésie, l’art ne vous laisse pas indifférent. D’autant plus lorsqu’il prend la forme d’une statuette représentant elle-même son arbre d’origine. Une essence rare dont le dernier représentant a été dévoré par la folie destructrice d’une ruine vorace, il y a de cela deux siècles. Cette espèce de chêne millénaire, que l’on ne trouvait que dans la contrée reculée d’Elièndar dans l’est lointain de la forêt de Mistriam, n’est plus aujourd’hui. Ils étaient pourtant si sublimes, témoignant d’une intense splendeur qu’aucun autre végétal n’avait sous la lune pleine.
L’espace réduit de ce parchemin m’empêche d’écrire plus longuement, mais l’essentiel est dit. Prenez soin de cette œuvre d’art, elle pourrait bien vous porter bonheur.
« Et bien, étrange message s’il en est. Et curieuse découverte avec ça. Il est étonnant qu’il n’ait pas signé… Quoi qu’il en soit Elaiya, tu m’impressionnes. Je n’aurais pas imaginé un seul instant qu’un tel objet pouvait être dissimulé au sein du Temple de la Poésie.
– Moi non plus, mais je suis bien contente de l’avoir trouvé ! Et je sais ce que je ferai dès que je serais assez grande pour explorer le monde : je chercherai des trésors perdus ! »
Elaiya ne croyait pas si bien dire. La passion qu’elle s’était découverte avec la trouvaille de ce coffret allait la suivre pendant de nombreux millénaires. Quelques années après ce récit, l’enseignement que j’avais à lui offrir était arrivé à terme. Elle avait tout juste vingt ans lorsqu’elle accepta de conclure un pacte magique avec le Temple des Arts. Elle obtint le titre de “voyageuse des Arts”, lui conférant la responsabilité de faire connaître le palais, les muses et les arts que nous représentions à travers le monde. Elle fut également chargée de découvrir de nouveaux talents afin de proposer une place de muse aux femmes qui le méritaient. Et bien évidemment, elle profita de son récent statut pour entreprendre des périples tous plus épiques les uns que les autres ! Je vous conterai certainement l’une de ces aventures, qu’elle-même venait me confier à son retour à la maison après des mois d’absence.
Elaiya a beaucoup contribué à la grandeur du palais. Nombre de femmes sont devenues muses grâce à elle. Elle reste par ailleurs une poétesse extraordinaire. À dire vrai, elle est même la meilleure. Euterpe et moi ne pouvons plus rivaliser avec ses écrits. Et j’en suis heureux. Elle était alors déjà prête à affronter le destin que j’allais malheureusement devoir lui imposer à l’avenir. Mais nous reviendrons sur cela dans une future chronique !
J’hall Vorondil
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