Le Poème Forgé : Création (Archive)

La poésie est l’art de prédilection du gardien du Temple des Arts. Passionné par celui-ci, il a plaisir à créer des œuvres toujours plus exceptionnelles. Vous plairait-il d’assister à la naissance de sa plus belle création?

Le Poème Forgé : Création

Vous devez vous en douter, mais une de mes occupations favorites est bien entendu de créer diverses œuvres poétiques. La grande majorité d’entre elles sont rédigées sur papier. Il m’est toutefois arrivé d’en concevoir pour un usage exclusivement chanté, mais ceux-ci n’ont pas ma préférence du fait de leur caractère éphémère. Il s’avère effectivement plus simple de préserver dans le temps un texte tracé dans l’encre qu’un autre uniquement délivré à l’oral. Une locution latine de votre monde expose parfaitement bien cet état de fait : “Verba volant, scripta manent”. Soit : “Les paroles s’envolent, les écrits restent”. Il vous sera sans conteste difficile de vous souvenir des premiers mots que vous aviez prononcés à celui ou celle qui partage votre vie le jour où vous vous êtes rencontré. Mais sans doute arriverez-vous plus aisément à relire les lettres que vous vous êtes envoyées dans vos années de bohème. C’est bien pour cela que je préfère écrire mes textes. Mon recueil principal, qui est en réalité le seul, est l’Euterpae Liber. Je lui ai donné ce nom en hommage à Euterpe, la muse de la poésie lyrique. J’ai, par ailleurs, découvert qu’en votre monde vous la voyez encore comme la représentante de la musique. Je le concède, c’était autrefois le cas. À l’origine, elle possédait même les deux attributions. Elle excellait toutefois bien plus dans la rédaction de ses textes que dans la composition de partitions, bien que la maîtrise qu’elle fait de cet art ait toujours été grandiose. Pourquoi donc cela a-t-il changé, me demanderez-vous ? Simplement parce qu’elle a légué le titre de muse de la musique à une demoiselle du nom de Mystia arrivée au palais bien plus tard et dont c’était là le domaine de prédilection. C’est d’ailleurs Mystia qui a confectionné le drap qui se trouve dans ma chambre et qui résonne d’une mélodie reposante.

Mais revenons-en à l’Euterpae Liber. C’est un ouvrage enchanté d’une infinité de pages. Ainsi donc, y sont consignés tous les poèmes que j’ai rédigés. Je les y note généralement avec une plume d’oie et de l’encre noire. Je tiens ce livre d’un homme de grande valeur. Le moment n’est pas encore venu de m’exprimer à son sujet, mais je vous en apprendrais plus dans une future histoire. Il y a tout de même une exception quant à la nature de mes textes. Je veux parler du seul poème matérialisé connu d’Eternera : le Poème Forgé. Si vous en désirez une description, je me permets de vous renvoyer à la première de ces chroniques. Aujourd’hui, nous allons nous intéresser à l’origine de cette œuvre. Laissez-moi donc vous conter sa création, du jour où l’idée m’est venue à celui où il fut finalisé. Et par la même, ce sera l’occasion d’aborder l’un des pouvoirs les plus fascinants en ma possession…

Attelé à rédiger au propre le dernier de mes poèmes dans l’Euterpae Liber, je rêvasse. Une habitude dont je ne peux me départir. Ce monde y est de toute manière hautement propice. Rêver est plus qu’un simple état du sommeil. Ici, chacun sait que cela induit la possibilité de voir ce qui a lieu dans les univers qui nous entourent. De plus, le Rêve est la source de pouvoir la plus puissante existante, sur Eternera plus qu’ailleurs. Il y a bien des façons de s’en servir. Les haut-commandeurs, en tant que maîtres des Rêves, sont sans aucun doute les plus à même de confirmer mes dires.

En ce qui me concerne, la seule magie des Rêves que je connais se nomme “Lignes d’onirisme”. La manière la plus classique de les utiliser reste de les tracer dans les airs du bout du doigt. En elle-même, cette ligne n’a aucun sens et est sans réel début, sans réelle fin. Cependant, elle en donne à ce qui n’en a pas de prime abord. Il s’agit, en quelque sorte, de la transcription la plus pure d’un rêve ou d’une pensée. Ce que l’on représente par le biais de cette magie est à la fois éphémère, infini et existe hors du concept de temps.

Si je choisissais d’user d’une métaphore pour décrire ce pouvoir, je songerais tout d’abord à une balance. Des poids, symbolisant la Volonté universelle, la feraient constamment pencher d’un côté. C’est ce qui fait que ce qui nous entoure est tel qu’il est. Il nous faudrait apposer un poids sur le plateau opposé pour ainsi pouvoir posément imposer notre propre vouloir. Ce serait la ligne d’onirisme. Nous la représenterions, dans cette métaphore, comme un tas de sable soumis au vent. Nous devrions continuellement alimenter ce monticule afin de faire pencher la balance aussi longtemps que nous le souhaitons. Dès l’instant où nous cesserions d’ajouter du sable, événement correspondant à la “mort” de notre ligne d’onirisme, celui-ci terminerait de s’évanouir dans l’air jusqu’à complètement disparaître mettant fin dès lors à ce que nous produisions. Et effectivement, toutes celles que j’ai tracées par le passé ont eu une existence éphémère. Par ailleurs, plus celles que je créais persistaient, plus ce qui en résultait voyait sa “durée de vie” augmenter.

Il est à préciser que ce n’est pas forcément une ligne au sens géométrique du terme. C’est en réalité une perturbation magique sur les particules de mana représentées matériellement. Ainsi une flamme, un chant ou de simples paroles peuvent servir de ligne d’onirisme.

M’amusant toujours à pousser mes pensées dans leurs derniers retranchements, il me vient soudain une idée. Et si je créais un poème en usant de ce pouvoir… Ce ne serait pas forcément satisfaisant. Encore un qui ne perdurerait pas dans le temps, ce qui ne me plaît guère. N’y aurait-il pas une possibilité d’offrir à cet écrit une forme qui ne serait pas temporaire ? À une certaine échelle, la vie est éphémère, mais elle est loin d’être aussi fugace qu’un souffle de vent. Serait-ce faisable de rédiger un poème conscient ? Après tout si nous vivons, c’est bien parce que notre désir d’exister est suffisamment fort pour nous le permettre. Si mon œuvre détenait cette volonté, alors elle devrait pouvoir peser sur la balance…

Oui, c’est décidé, je me lancerai dans ce projet aussitôt que possible ! Il est en effet difficile de m’ôter une idée de l’esprit lorsque celle-ci me chante un air si doux. Cependant, si j’use de lignes d’onirisme pour la création de ce poème, il me faut considérer que je ne pourrais pas relâcher mon attention au risque de devoir reprendre tout depuis le début. Et la rédaction d’un texte lyrique pouvant parfois durer plusieurs jours, je n’ose imaginer le temps qui me sera nécessaire pour mener celui-là à terme. J’aurais donc besoin de remplaçants provisoires pour surveiller le palais pendant ce temps. J’enverrai tout à l’heure une missive au seigneur Lô. Il devrait pouvoir mettre à ma disposition quelques-uns de ses guerriers et archers afin que je puisse les poster aux entrées du Temple des Arts. Et ensuite, nous serons sûrement parés pour plusieurs jours de création ininterrompue ! C’est sur cette dernière pensée que J’huly juge bon de calmer mon batifolage, s’adressant à moi.

Je vais vous retranscrire la discussion que moi et J’huly avons eue, mais il y a tout de même deux choses à savoir. La première est que pour nous ce genre d’échange ne dure qu’un très court instant quand, à voix haute, elle devrait se poursuivre sur plusieurs minutes. La seconde est qu’en réalité ce type de conversation ne se fait pas à proprement parler avec des paroles. Les pensées n’ont pas besoin de mots pour être exprimées lorsqu’elles ne sont pas destinées à être prononcées.

« J’hall ?
– Oui, muse des jardins, qu’y a-t-il ?
– …
– ???
– J’apprécie beaucoup ce titre, mais tu m’avais promis de ne plus m’appeler ainsi entre nous…
– Ahah, désolé. J’aime à te taquiner. Allons bon, J’huly, que souhaites-tu me demander ?
– Je voulais juste savoir si tu étais certain que ton projet prendrait autant de temps que tu sembles le suggérer. Parce que, dans ce cas, je profiterais bien des jours prochains, en attendant que les elfes viennent de Mistriam, pour m’occuper d’Yraliss. Il me reste certaines plantes à installer dans les jardins.
– Oh, bien évidemment, je te laisserai la place jusqu’à l’arrivée des soldats de Lô. Comme tu le dis, ce projet va prendre beaucoup de temps. Je comprends parfaitement que tu veuilles en avoir un peu pour toi avant cela.
– Très bien ! Merci !
– Je t’en prie, J’huly. Et maintenant, attelons-nous à cette lettre. »

J’envoyais donc au seigneur Lô un courrier. Je l’informais avoir besoin de certains des soldats de sa cité pour la protection du palais pendant une durée indéterminée, mais qui ne devrait pas excéder quelques jours. Le lendemain, une réponse me parvint. Le roi des elfes m’assurait de son soutien et me promettait la venue d’ici deux jours d’une dizaine de ses meilleurs archers et épéistes. Durant ce temps, J’huly embellissait avec grand plaisir Yraliss, prenant plus de temps qu’à l’accoutumée pour cela au vu de la période de repos forcé qui allait lui être imposée. Et enfin, le jour tant attendu arriva…

Il y a une heure, les mistriens sont arrivés. Après une courte collation de bienvenue, je leur ai spécifié les positions qu’ils tiendront durant leur affection au palais. Cela étant fait, je me décide enfin à faire les préparatifs pour la création du fameux poème.

Je me dirige tout d’abord vers l’atelier où les muses s’attellent à leur réalisation. Après les avoir toutes rassemblées autour de moi, je leur déclare que je compte entreprendre la conception d’une nouvelle œuvre pour laquelle il me faudra être, ce pour plusieurs jours, isolé dans un silence complet. Après leur avoir précisé la pièce où je me rendrais et avoir obtenu de leur part l’assurance de ne pas être dérangé, je les quitte et rejoins ma salle personnelle dans l’idée d’y prendre un peu de matériel. Derrière moi, des bruits de pas se font entendre. Je me retourne et vois arriver Akane.

« Dis-moi, mon J’hall, quel genre d’œuvre comptes-tu produire ? Ce doit être quelque chose d’extraordinaire pour que tu décides ainsi d’agir en secret et en nous demandant d’être discrètes.
– Ce sera un poème.
– Tu fais tout ce théâtre pour si peu ‽ Aller, raconte-moi tout, ce n’est pas un simple poème, c’est évident !
– Effectivement, mais rien n’est moins sûr que sa finalisation. Je ne préfère pas en parler pour le moment. Mais je te promets que lorsqu’il sera terminé tu seras la première à en être informée et à pouvoir donner ton avis.
– Bon, très bien. Quoi qu’il en soit, j’ai une petite surprise pour toi, un cadeau qui pourrait t’être utile pour la rédaction de ton nouveau poème ! Tiens. »

Akane me tend une plume de harfang des neiges pour la rédaction. Elle m’explique qu’il s’agit là de sa dernière œuvre en date. Elle possède la particularité de permettre l’écriture sans qu’il soit nécessaire d’en tremper l’extrémité dans un encrier. Cependant, ce sera du sang qui se déposera sur le papier. Ce qui n’est en rien étonnant venant de la muse du sang.

« Merci beaucoup, ma douce Akane. J’ai hâte de m’en servir.
– J’ai nommé cette œuvre Buliss, la plume ensanglantée. J’espère qu’elle te portera chance pour finaliser ce poème que tu crains de ne pas pouvoir mener à son terme. »

Akane m’embrasse et me mord la lèvre au passage pour goûter, une fois n’est pas coutume, à mon sang, puis retourne en direction de son atelier. Je reprends ma route vers mon espace personnel. Arrivé sur place, je porte un regard critique à ce qui m’entoure dans l’idée de ne sélectionner que ce dont j’ai besoin. Je finis par me décider pour un livre vierge. Cela suffira amplement avec la plume qu’Akane vient de m’offrir. Je ressors et me dirige enfin vers la salle dans laquelle j’ai l’intention de mener à bien la rédaction du poème. Celle-ci n’est généralement pas utilisée. Ses murs sont faits d’onyx noir. Au plafond, une unique sphère de lumière tente d’imprimer des reflets sur ses parois sans y parvenir aussi bien que l’on pourrait l’espérer. Elle est suffisamment spacieuse pour me permettre de créer ma nouvelle œuvre. Il n’y a dans cette pièce aucun meuble. Mais qu’à cela ne tienne. Cela m’offrira de l’espace supplémentaire.

Dans un premier temps, je m’intéresse à la meilleure façon d’allier la magie des Rêves et les vers d’un poème. Je pourrais simplement en composer un tel quel sur le papier de sorte que le texte soit lui-même une ligne d’onirisme. Le problème étant que je voudrais insérer un maximum de puissance dans cette création. Or, noter les mots un à un prendrait trop de temps, sans compter celui utilisé pour les choisir et les faire rimer entre eux. Je pense donc préconiser une forme plus pure de rédaction en me concentrant avant tout sur la signification que je souhaite y voir associer. Je représenterai alors un mot non pas en l’exprimant à l’écrit, mais en usant de son sens. Ce qui est de toute façon sans doute mieux. En soi, ce serait similaire à la manière que j’ai de communiquer avec J’huly.

Une idée supplémentaire me vient à l’esprit afin de m’assurer que le poème, une fois créé, puisse se maintenir lui-même en vie. S’il est linéaire, il devra continuellement être abreuvé d’une puissance équivalente pour préserver son entièreté. Pour pallier à cela, je peux tout à fait m’arranger pour que les lignes d’onirisme qui composent l’œuvre s’ancrent dans une boucle infinie sans début ni fin. Par conséquent, le poème n’aura plus qu’à avoir une volonté propre suffisante pour garantir sa pérennité. En somme, il devra posséder le désir de vivre.

Je commence à visualiser la manière dont je vais théoriquement devoir m’occuper de cette création. Les soucis techniques sont toujours présents lors de la rédaction d’une œuvre poétique, mais il est vrai que les lignes d’onirisme apportent une dimension toute nouvelle à cette complexité que je connais si bien. Même si je me demande si ce n’est pas tout bonnement mon esprit labyrinthique qui induit ces problèmes souvent extravagants…

Quoi qu’il en soit, il va maintenant me falloir choisir le thème, un poème n’étant pas qu’un simple assemblage de jolis mots. Parfois, celui-ci fait surface en cours de conception, quand l’écriture est guidée par une suite de belles phrases. Mais trouver un sujet qui inspire avant de commencer à rédiger est tout de même recommandé. Orienté par celui-ci, je peux aisément dénicher les idées à incorporer au texte sans me forcer, ce qui est nettement plus productif.

Dans un premier temps, j’aimerais rendre hommage à Akane, la plume que j’utilise aujourd’hui étant un cadeau de sa part. Il me semble également intéressant d’intégrer Eternera au poème. Ce monde est en effet à l’origine du pouvoir dont je vais me servir pour créer cette œuvre. Par ailleurs, impossible de rendre honneur à Eternera sans le faire aussi pour ses haut-commandeurs. Chacun d’entre eux ayant le goût du sang, Akane en étant même la muse, il faudra que la forme finale puisse être liée à cette idée.

Il est temps maintenant de se mettre à la “rédaction”. Tout en me maintenant dans un état de méditation constant, je me concentre sur le poème. Je lève la plume au-dessus du livre et y laisse tomber la première goutte d’hémoglobine. Déjà, elle agit sur la mana alentour. Alors, plus aucune interruption n’est tolérée. Je trace sans discontinuité les vers par le biais des lignes d’onirisme. Dans leur première forme matérialisée, les strophes flottent autour de moi sous la forme de sphères bleues de plus en plus nombreuses. Puis elles fusionnent donnant corps au poème étape par étape.

Je décris dans un premier temps les beautés du monde d’Eternera, quelques-uns des mystères que je connais à son sujet. Dès lors, j’ai déjà perdu la notion du temps. Un cylindre apparaît dans les airs. D’autres lignes se déposent à sa surface et l’enveloppent d’un tissu sur lequel naît peu à peu l’image d’Eternera vu depuis l’espace. J’ai face à moi la poignée d’une arme.

Viennent alors les premières strophes sur le sang. Une sphère de cristal se forme à l’une des extrémités de la poignée. Elle se teint d’un rouge profond. Une bague de métal encercle cet orbe qui fait office de pommeau. Dès lors, la vision d’une épée se fait déjà claire dans mon esprit.

Ajoutant dans les vers suivants quelques références à la muse des jardins, une garde en bois de chêne millénaire prend corps et s’installe à l’emplacement qui lui est destiné. Y sont gravés des plumes de harfang semblables à celle que j’agite en ce moment même. D’autres sphères s’assemblent et forment, au fur et à mesure de leur fusion, la longue lame d’une arme de style médiéval. Arrivé à ce point mon esprit visualise déjà comment augmenter la perfection de ce poème.

Une ligne d’onirisme est tracée et l’un des vers de l’orbe de cristal est extrait. Associé à une nouvelle strophe rendant plus encore hommage au sang, un katana à la lame rouge se dévoile. La poignée est couverte d’un laçage de tresses en lin noir. La garde à la forme d’une demi-lune et le pommeau se voit muni d’un cache de métal d’où pendent deux cordelettes argentées.

Une autre ligne me permet d’extraire un vers de la gravure de plumes figurant sur l’épée. À son tour, je l’insère dans une strophe, celle-ci rendant hommage à mon animal totem, comme j’aime à l’appeler, le harfang des neiges. Un oiseau d’une blancheur éblouissante prend vie. Une légère buée glaciale l’environne.

À l’image de Nos et de Sélène, je fais du sabre et de la chouette des combattants. Le katana laisse alors place à une demoiselle à la chevelure violette et à la silhouette élancée. Une longue et fine veste noire vient l’envelopper. Le harfang est remplacé par un jeune homme aux cheveux blancs. Je lui fais revêtir un long manteau argenté.

Tous deux sont inconscients, en suspension dans les airs. Dans les mains de la guerrière, je dépose une strophe sous la forme de deux dagues d’ébène et dans celles du garçon apparaît un arc taillé dans un bois blanc ivoire. Je fais ainsi de chacun d’eux un gardien de l’épée de laquelle ils sont nés.

Vient maintenant le choix du titre. À ceci près qu’il va m’en falloir quatre au lieu d’un. Je baptise d’abord la demoiselle, prononçant son nom tout en le traçant, doublant la ligne d’onirisme. Celui-ci est en hommage à Akane et commence donc par la même lettre.

« A’kina, demoiselle vampire ! »

Sur le même format je rends hommage à Sélène l’éternelle en nommant le jeune homme.

« S’onej, prince des glaces ! »

Je baptise maintenant l’épée, rendant honneur à Nos l’éternel en utilisant également la première lettre de son nom.

« N’esel, lame lyrique ! »

Une fois chacun de ces trois éléments nommés, je choisis le titre de l’œuvre complète. Ce sera le Poème Forgé.

L’instant le plus important de la création est maintenant venu. Je dois transposer dans ces trois êtres la version “écrite” du poème. Je décide également de faire cette étape en quatre parties. Une première ligne intègre, au sein de N’esel, ce qui la concerne tout particulièrement. Un “N” est ainsi gravé sur la lame de l’épée. Une deuxième, et voilà qu’un “S” se voit tatoué sur l’épaule droite de S’onej. Une troisième et un “A” prend place sur l’épaule gauche d’A’kina. Enfin, je transpose les derniers vers, correspondant au poème dans son entier, à l’intérieur des trois êtres en même temps. Les lettres prennent une profonde teinte noire.

Dans un ultime effort, je dépose le Poème Forgé au sol avec délicatesse par le biais d’une ligne d’onirisme que je trace dans les airs du bout du doigt. Heureux de ma performance, mais totalement épuisé, je m’évanouis.

Que s’est-il passé ensuite ? Les muses ayant accepté de ne pas me déranger ne s’étaient pas rendu compte de mon état. C’est en effet A’kina et S’onej qui, en prenant conscience peu de temps après leur naissance, m’avaient trouvé assoupi à leurs pieds. Aussitôt, ils avaient appelé de l’aide. Quelques muses de passage à proximité de la salle où je m’étais enfermé vinrent nous rejoindre.

S’onej et A’kina avaient en mémoire tout ce que j’avais pu transcrire dans le poème qui les composait et tout ce qui concernait leur création. Ils purent tout expliquer aux demoiselles qui avaient accouru. Je demeurais dès lors six jours à dormir dans ma chambre, là où l’on m’avait transporté. À mon réveil, l’on me raconta ce que je viens de vous écrire. Avant de me retrouver grâce aux appels du Poème Forgé, les muses étaient restées près de deux semaines sans nouvelles de moi. C’est le temps qui m’avait donc été nécessaire pour donner naissance au Poème Forgé. Je vous laisse imaginer dans quel état de faiblesse j’étais par la suite. Heureusement, la magie dont est empli le palais m’avait gardé en vie. Mais ce récit serait incomplet si je ne vous racontais pas ma première véritable rencontre avec le Poème Forgé que j’ai créé.

Akane vient de quitter ma chambre après avoir vérifié que je me trouvais en meilleure forme que les jours précédents. Elle m’a, par ailleurs, annoncé que notre muse-médecin m’avait diagnostiqué apte à reprendre des activités normales. Et effectivement, je suis enfin capable de me déplacer sans risquer de m’évanouir à chacun de mes pas. Je prends donc un instant pour me vêtir convenablement d’un kimono noir. Mon nom est tissé au dos de celui-ci dans le langage des elfes à l’aide de fins fils d’argent. Après avoir prestement noué une ceinture rouge autour de ma taille, je sors de ma chambre. Je traverse les couloirs déserts en direction de la pièce où je m’étais attelé à la création du Poème Forgé. Celui-ci y avait pris ses quartiers, aux dires des muses. J’admire les quelques œuvres nouvelles que ces charmantes demoiselles ont entreposées dans le palais pour sa décoration. De nombreux tableaux, principalement d’inspiration florale, et quelques sculptures. Mais ce qui attire le plus mon attention est une réalisation assez rare au sein du Temple des Arts. Une fontaine. À sa base, un socle semblable à un rocher moussu se voit perforé d’une épée taillée dans la pierre et qui n’est pas sans rappeler N’esel dans un plus grand format. À droite et à gauche de la lame, deux chênes de granite émergent du rocher. Adossé à la poignée et debout sur la garde, deux petites représentations de S’onej et A’kina sont visibles. Un circuit d’eau a été intégré à la sculpture de telle sorte que le liquide cristallin s’écoule des mains tendues des deux statuettes dans le feuillage des arbres. Sans doute traverse-t-il les troncs et la lame. Plusieurs muses peuvent être à l’origine de cette œuvre, mais je pense savoir de laquelle il s’agit.

« Ça vous plaît ?
– Diane ! Je me doutais bien que tu devais être à l’origine de cette merveille. Cependant, je t’ai déjà dit de ne pas me vouvoyer.
– Je sais, mais je n’arrive pas à en prendre l’habitude. »

Diane est la plus jeune des muses et aussi la dernière en date à avoir reçu ce titre. Elle est la muse de l’eau et a très exactement quinze ans. Son regard bleu pâle est encore franc et ingénu et son sourire, tout comme son rire, est pur. Ses cheveux, qu’elle porte courts dans leur blancheur éclatante, lui donnerait presque un faux air de garçon manqué si elle n’arborait pas une robe légère. Celle-ci est proche de celles dites “reine échiquéenne” qui laisse peu d’espace visible de sa peau d’albâtre. Toute en coton, l’épaisseur supérieure est teinte dans un bleu océan tout en étant échancrée sur les parties latérales et sur toute la longueur des jambes. Celle inférieure, en bleu cobalt, est terminée par une frise abstraite brodée au plus près du sol avec un fil de soie nacré et résistant. La robe descend d’ailleurs si bas qu’elle dissimule même ses pieds. Les épaules du vêtement sont légèrement bouffantes. Sur le reste du bras, une longue dentelle s’étend en une bande fine au cœur du tissu, finissant sa course en bout de manche, celle-ci recouvrant le dos de la main de la muse. Une ceinture en métal, toutefois très légère et ouvragée par les elfes, est maintenue à hauteur de ses hanches. Elle porte autour du cou un petit médaillon en cristal en forme de goutte d’eau accroché à une cordelette noire. Je reprends le fil de notre discussion, souhaitant la rassurer quant au fait qu’elle n’ait pas l’instinct de me tutoyer.

« C’est uniquement parce que tu es arrivée récemment dans ce palais. N’en sois pas affligée, tu vas bien vite en prendre le réflexe. Quoi qu’il en soit, ta nouvelle œuvre est splendide. Cela faisait déjà quelque temps que j’espérais te voir créer une des fontaines qui ont fait ta renommée. Alors, dis-moi, comment s’appelle-t-elle ?
– Je lui ai donné le titre de Cascade forgée, en référence au nom de votre… euh… de ton poème.
– Et bien, je t’en remercie grandement. En as-tu fait part au Poème Forgé ?
– Non, je l’ai terminée hier au soir. Je n’en ai pas encore eu l’occasion.
– En ce cas, accompagne-moi. Tu pourras leur en faire la surprise. Je partais justement les visiter pour voir ce qui avait été réalisé dans leur… chambre ? Oui, je pense que l’on peut considérer cette pièce comme telle maintenant. Nous y allons ?
– Avec plaisir ! »

Je parcours donc les couloirs en compagnie de Diane. Elle me fait part de ses projets et de ses œuvres en cours. Elle fait preuve, pour mon plus grand plaisir, de ce qui caractérise si bien les muses : une inspiration et une passion sans limites. Je suis véritablement heureux d’avoir pu lui offrir cette place lorsqu’elle m’a été présentée. Quand je pense aux fontaines et autres jeux d’eau qui trônent dans la cité de Hegamon Gor depuis déjà deux ans, je m’en voudrais presque de ne pas avoir découvert son existence auparavant.

Nous arrivons à la salle au mur d’onyx. Je peux enfin admirer le piédestal qui a été fabriqué par les muses pour y déposer N’esel. Dans le coin droit S’onej et A’kina sont assis sur des fauteuils autour d’une table. Ils sont en pleine discussion. Sur la gauche trône une bibliothèque. Je penserai à leur faire visiter celle du palais afin qu’ils puissent remplir la leur des ouvrages qui leur plairont. Et il faudra également que je rapporte un échiquier. Cela pourra les occuper et décorera à merveille leur table.

Ils prennent rapidement conscience de notre présence. Ils se lèvent et s’approchent de moi. Je m’attends à ce qu’ils s’agenouillent devant moi ou fassent la révérence, comme le font tous ceux qui croient me devoir quelque chose. Comportement que je m’empresse toujours de faire disparaître, comme lorsque Diane m’a vouvoyé tout à l’heure. Mais, pour mon plus grand étonnement, ce n’est pas du tout ce qu’il se passe.

« Bonjour J’hall, ravi de constater que tu es rétabli. Tu vois S’onej, il n’y avait pas besoin de s’inquiéter.
– Effectivement, A’kina. C’est un plaisir de te voir en pleine forme et sur pied, J’hall. »

Je regarde ces deux guerriers en devenir avec un grand sourire avant de leur répondre.

« Et, en ce qui me concerne, je suis plus qu’heureux de pouvoir enfin vous parler à tous les deux. Et étonnement surpris de vous voir déjà si familier avec moi.
– Tu nous as créés. Ainsi, nous en savons beaucoup à ton sujet, comme le fait que tu préfères être considéré comme l’égal de ceux qui t’entourent et cela malgré ton titre de gardien qui te vaudrait bien quelques honneurs.
– Toutefois, même si nous ne comptons pas te vénérer et te révérer pour nous avoir créé…
– … permets-nous tout de même de te remercier au moins une fois pour cela. »

Alors qu’ils s’adressaient à moi, un sourire en coin sur leur visage, A’kina et S’onej se jettent dans mes bras pour m’étreindre. Je suis surpris, mais heureux et les enlace à mon tour. J’entends Diane rire avant de prendre la parole.

« C’est bon, j’ai trouvé une nouvelle idée pour une autre fontaine !
– Ahah, merveilleux ! Cela dit, A’kina, S’onej, nous aurons de nombreuses occasions de passer du temps ensemble. Permettez-moi donc de réorienter la conversation sur un autre sujet. Vous connaissez Diane ? »

Les combattants du Poème Forgé tournent leur regard vers la muse de l’eau tout en lui offrant un grand sourire. C’est A’kina qui me répond la première.

« Oui, elle est déjà venue nous rendre visite.
– Elle nous a demandé de prendre la pose pendant qu’elle faisait des croquis.
– Mais elle n’a pas voulu nous dire à quoi cela allait servir.
– Ahah, il serait impossible de voir que vous n’êtes pas lié. Votre discours semble toujours sortir d’une seule et unique bouche ! Enfin, quoi qu’il en soit Diane m’a accompagné ici afin de vous faire découvrir sa dernière œuvre. Celle-ci vous éclairera rapidement sur les raisons de tous ces croquis. Vous venez ?
– Nous vous suivons…
– … toi et Diane.
– Fantastique ! Alors, allons ! »

Nous nous dirigeâmes ainsi en direction de la fontaine. A’kina et S’onej félicitèrent longuement Diane pour son travail. Je fis ensuite le tour du palais en compagnie des deux combattants afin de trouver un échiquier et d’emprunter quelques livres à la bibliothèque. Chargés de notre paquetage, nous sommes retournés dans la chambre du Poème Forgé et y avons discuté et joué aux échecs durant plusieurs heures.

J’arrêterai là mon récit. J’espère que vous aurez eu grand plaisir à découvrir cet événement marquant de mon passé. Toutefois, nous n’en avons pas terminé avec A’kina, S’onej et N’esel. De futurs textes apporteront de nouvelles informations à propos du Poème Forgé. Et aussi à mon sujet…

J’hall Vorondil

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