Au sein du Temple des Arts, l’on peut trouver des jardins d’une magnificence sans égale. J’aurais grand plaisir à vous les présenter, tout en abordant le plus beau de ses secrets…
La poétesse des jardins
Yraliss, les jardins du Temple des Arts. Merveille parmi les merveilles.
Le palais a été construit à l’emplacement d’un immense regroupement d’oasis préservées, depuis lors, pour en faire les lieux d’accueil de plantes aquatiques. Ces formidables jardins abritent une étonnante variété de fleurs, arbres et autres. Les yeux des visiteurs auraient peu de chances d’en croiser des similaires en s’y promenant, quand bien même ils scruteraient les alentours avec la plus grande attention. Près de quarante hectares de végétation s’étendent ainsi autour et au cœur de l’enceinte du bâtiment. Certaines espèces sont même d’une extrême rareté. L’on peut y trouver la solarite, une fleur aux pétales fins et au cœur brillant capable de produire sa propre lumière ; le cerisier de feu dont le bois déjà brûlant est insensible aux flammes et dont les fleurs, émettant une douce tiédeur, sont toutes vêtues de rouge ; ou encore la croqueuse des sables, une plante carnivore poussant dans le désert entourant le palais dans les zones les plus inaccessibles et dont la tête atteint la taille d’un humain adulte. À l’aide de divers enchantements, ces habitantes végétales du temple sont préservées dans les conditions optimales à leur croissance, leur floraison et leur survie.
Dans un monde comme le vôtre, la magie a perdu depuis bien longtemps sa grandeur et, si vous me permettez l’expression, ses lettres de noblesse. Ses utilisateurs furent stigmatisés jusqu’à voir leur maîtrise disparaître de l’usage courant. Elle fut considérée par tous comme une chimère voire un mythe. Dans de telles conditions, l’entretien d’une pareille étendue de végétation mériterait d’être pris en charge par une armée de passionnés. Au sein d’Eternera et plus précisément ici, au Temple des Arts, une seule et unique jardinière est amplement suffisante. Voyez-vous, ce splendide espace de verdure est aux bons soins d’une femme ayant l’apparence physique d’une demoiselle d’une vingtaine d’années. Cette jeune fille porte le titre de muse des jardins. C’est elle qui a créé et entretenu Yraliss. Celui-ci est d’ailleurs plus qu’un ensemble de plantes décoratives. Il s’agit d’une œuvre d’art à part entière, sans doute la plus vaste et la plus grande qu’abrite le palais. Par ailleurs, la chose la plus importante qu’il vous faut savoir est que cette muse des jardins… n’existe pas. « Comment ? Mais ce poète est atteint de sérieux problèmes mentaux pour affirmer la réalité d’une personne avant de la réfuter ! » Allons, allons mes amis. N’ayez crainte. Il s’avère que mon esprit est parfaitement sain… Du moins au sujet de cette demoiselle. Pour ce qui est du reste, je vous laisserais seul juge de ma folie. Abordons donc le récit qui vous éclairera sur la raison de ma contradiction. Permettez-moi de vous conter l’une de ces journées où la muse des jardins entre en action.
Le soleil illumine les immenses et désertiques plaines de sable de l’Iissry. Au loin, le regard des Iissryens peut admirer les hautes montagnes du nord-ouest renfermant d’étincelantes cavernes de cristal d’une beauté à couper le souffle, mais d’une froidure polaire. L’atmosphère même des lieux semble gelée. Les parois de cette multitude de cavités naturelles reluisent tel un glacier sous la lumière froide d’un soleil jeune. Cet environnement grandiose, mais hostile n’a pour seuls habitants permanents que des tribus d’hommes-lézards équipés d’armures martiales et d’armes lourdes. Rares sont les compagnies aussi aisément qualifiables de “peu recommandable” que la leur.
Au sud, les rayons de l’astre enflammé sont absorbés par l’étonnante végétation qui s’y trouve. Une immense forêt en grande partie sauvage. La plus importante civilisation des lieux n’est autre que les majestueux elfes de Mistriam dirigés par le seigneur Lô, roi immortel de ce peuple. C’est sans doute l’un des sites naturels les plus anciens d’Eternera encore préservé, son existence remontant déjà à plusieurs millions d’années.
Enfin, au nord-est, le désert continue de s’étendre, se perdant dans le lointain en une plage titanesque ayant pour océan le ciel bleu azur qui le surplombe. Et c’est au cœur même de celui-ci que trône le Temple de la Poésie. Ce palais voit ses tours se dresser dans leur blancheur éclatante en gardiennes indestructibles sous leurs coupoles d’or pur. À l’avant de celui-ci l’on trouve une longue allée principale. Deux fontaines grandiosement ornementées encadrent de leur majesté ce passage dallé. Elles sont alimentées par deux oasis au-dessus desquelles elles avaient été construites par le passé. De nombreux arbustes résistants à la chaleur du désert embellissent ce chemin qui mène à l’entrée du bâtiment. Celle-ci est formée d’une grande arche d’une quinzaine de mètres de hauteur soutenue par deux puissants piliers de granite légèrement gris. Sur la partie supérieure, pour tout motif, est gravée une immense partition. Les notes y sont remplacées par les lignes d’un ancien poème accueillant le Temple de la Poésie au sein d’Eternera. Ces vers, présentés dans une calligraphie et une langue elfique, pourraient valoir ceux-ci :
Sur le sable brûlant, au bord des oasis,
Dans le désert d’Iissry voisin de Mistriam,
Est battit en ce jour sous la soleil en flamme
Un grand palais doré que les elfes bénissent.
Ce jour d’hui un gardien s’y est vu recevoir
Toutes clés et tous sceaux des mains de l’éternel
Afin de protéger les douces demoiselles
Qui en muses viendront y écrire l’histoire.
Entre murs et piliers, sous les arches et voûtes
Les humains fêteront jusque dans les tours hautes
Sous les yeux ébahis de chacun de leurs hôtes
Tous poèmes et chants qui caressent l’écoute.
D’autres arches de taille plus raisonnable, bien que leur hauteur atteigne encore près de quatre mètres, se profilent à droite et à gauche de celle principale. Derrière celles-ci, une première salle accueille les voyageurs : un vaste hall carrelé d’une mosaïque chatoyante. Elle reproduit un livre ouvert encadré à sa droite d’une rose sans épines et à sa gauche d’une épée d’argent.
La voûte du plafond, de forme ovale, est peinte d’une sublime fresque. Un ciel nocturne et un autre diurne s’y trouvent fusionnés. La partie nuit s’exprime dans une teinte sombre et profonde. Des étoiles y scintillent semblables à celles qu’Eternera nous laisse admirer dans son firmament durant le temps où les elfes se prêtent à leurs festivités favorites, dansant dans les ombres des arbres. Sur le côté symbolisant le jour, un bleu clair se voit tacheté en de rares endroits de légers cumulus aussi blancs que la neige qui recouvre les plus hauts sommets des plus hautes montagnes perdues dans le lointain. Au centre, un demi-soleil est jumelé avec la moitié d’une lune. Là où ces deux ciels se rencontrent, la séparation des teintes qui les composent se fait plus vague. Tous deux fusionnent de telle sorte que les admirer donne l’impression de n’en apercevoir qu’un aux premiers abords.
Au fond de ce hall, enchâssée dans un grand mur blanc, une porte de bois est gravée d’inscriptions de bienvenue en différentes langues. Elle mène à l’intérieur du palais dans une immense salle de réception aux couleurs rouges et bleues.
Une chaleur étouffante règne au sein du désert. Cependant, elle n’affecte en aucun cas les habitants du temple, celui-ci en étant protégé grâce à la magie. Une barrière invisible titanesque sous forme de sphère entoure l’ensemble de la construction, tel le verre d’une boule à neige abritant une petite statuette, mais dans une tout autre envergure. Celle-ci bloque la chaleur des rayons ardents du soleil tout en préservant la lumière. Seule l’allée principale n’est pas couverte. Les jardins du Temple de la Poésie sont d’ailleurs l’unique endroit à l’air libre dans tout le désert où la fraîcheur est constamment présente.
Glissy, la croqueuse des sables domestique des muses, située dans la partie d’Yraliss la plus proche de leur atelier, finit tranquillement son repas : le cadavre d’un assassin aux antécédents de violeurs s’en prenant aux voyageurs. Akane, la muse du sang, avait tenté de le transformer en œuvre en compagnie de Destiny. Une charmante jeune femme qui opère bien souvent au côté d’Akane. Un binôme improvisé depuis leur rencontre qui a toujours mené à de magnifiques résultats. Destiny crée dans le domaine qui effraie le plus les vivants, d’où son titre de muse de la mort. Il est relativement aisé de la reconnaître, surtout lorsqu’on a déjà assisté au décès d’un être, quel qu’il soit, grâce à un miroir fixé à une barrette retenant ses cheveux. Celui-ci offre, à ceux qui y plongent le regard, la vision de ceux qu’ils ont vu s’éteindre tout au long de leur vie. Elle porte également le second titre de muse-moire. Cela met en avant son importance, car rares sont les muses à avoir d’autres titres que celui qui fait d’elles des représentantes des arts. Quoi qu’il en soit, sous le soleil du désert, Glissy termine l’œuvre malheureusement ratée dont le résultat avait été contrarié, selon Akane, par le trop grand désir du support à avoir une sale tête…
C’est dans cette atmosphère tranquille et chaleureuse qu’une ombre se déplace entre les séquoias noirs et les chênes blancs dont les troncs enlacés forment une série de voûtes sous lesquelles un chemin de gravillon serpente. Cette silhouette authentiquement féminine avance en caressant avec nonchalance l’écorce de ses protégés. À chacun de ses pas, le sol crisse doucement tandis que les sifflements des oiseaux venus de Mistriam et ayant investi les lieux pour y séjourner se font entendre. De nombreuses senteurs planent dans les environs baignant la jeune femme dans un nuage de parfums variés s’accordant à merveille les uns avec les autres. Le dôme sombre et clair des arbres couvre l’étendue du passage. De fins rais de soleil percent ce feuillage, dans l’espoir d’illuminer la demoiselle.
Arrivée au bout du chemin, elle est soudain éblouie par l’astre enflammé. Ses yeux mi-clos s’habituent doucement à la lumière et laissent entrevoir des pupilles aux reflets turquoise. Elle scrute les alentours guettant les plantes qui auraient besoin de son aide. Son visage à la peau d’albâtre est embelli par ses lèvres roses comme le seraient des framboises en pleine maturité. Elles sont éclairées d’un sourire radieux traduisant clairement le bonheur qu’elle ressent à se trouver en ce lieu de beauté. Sa chevelure liliale et soyeuse attachée en une longue et fine natte entrelacée de fibre de lin descend jusqu’à la moitié de son dos. Elle porte une expression de pure innocence qui se voit amplifiée par son chapeau de paille orné d’un ruban bleu pâle et d’une fleur de cerisier magique ne pouvant se flétrir. Elle l’arbore avec coquetterie, légèrement penché en arrière sur le haut de sa tête.
Une robe blanche en lin recouvre son corps svelte. Sans manches, n’ayant comme seules attaches que deux légères bretelles et descendant en dessous des genoux, elle est resserrée à la taille par une ceinture en coton nouée au-dessus de la hanche droite. Une petite sacoche rouge pend le long de celle de gauche et contient divers sachets de graines que la muse garde précieusement auprès d’elle pour les planter là où l’opération lui semblera judicieuse. Cette robe dont elle est vêtue met en valeur les formes de cette demoiselle à la poitrine pourtant peu avantageuse. Ses pieds nus, plutôt menus, sont protégés des rudesses du sol par des chaussons de paille munis d’une lanière, telle une geta, en tissu rose pâle. Un ruban bleu nuit attaché à sa cheville vient terminer le tableau.
Elle avance dans la lumière qui l’illumine, vagabonde de-ci de-là dans ce jardin qui est son œuvre. Elle sautille joyeusement, tournoyant sur elle-même dans une danse improvisée, heureuse d’être ici. Elle s’approche d’un parterre regroupant des violettes et des pensées roses et magentas. Celui-ci est encadré à sa droite par une glycine au tronc noueux dont la cime avait pris la forme d’une demi-sphère pour mieux exposer ses pétales bleus au soleil. À sa gauche, un lilas rarissime originaire de la forêt des elfes, répondant au doux nom de lilas précieux, insole ses fleurs aux multiples couleurs. Les grappes qui les rassemblent peuvent être blanches, cyan, violettes ou magenta, parfois sur une branche commune. La jeune femme enterre au côté des pensées quelques graines de cette même plante dans des tons plus rouges qui s’accorderont à merveille avec leurs sœurs déjà présentes. Elle exerce ainsi son art dans la joie durant quelques minutes, gardant continuellement son sourire.
À ce point du récit, il me faut intervenir. J’ai, lors de l’une de mes précédentes tirades, laissé entendre que la muse des jardins n’existait pas. Je vous ai demandé de patienter, affirmant que la raison qui me pousse à une telle affirmation serait explicitée dans la suite de l’histoire. Pourtant, vous pensez certainement que je me suis permis d’incorporer un suspens inutile à mon introduction. Le temps passe, la muse jardine, nul autre événement n’a lieu. Pour vous, il est clair que cette jeune femme existe bel et bien. Cependant, les péripéties qui succéderont à ce début de récit vous confirmeront ce que j’avance. Bien entendu que cette demoiselle n’est pas un mythe, c’est incontestable. Mais si elle s’avère bien réelle, il faut savoir que ce n’est pas constamment le cas…
Ses précédentes promenades dans les jardins du palais lui ont toujours offert la tranquillité et le plaisir d’un tête-à-tête avec la nature dont elle s’occupe. Très rares sont les habitants du Temple de la Poésie qui la connaissent. Tous sont au courant de l’existence d’une muse entretenant Yraliss, mais peu lui ont déjà parlé. Cependant, en ce jour une de ses consœurs l’a aperçue et suivie. Cette dernière est intriguée à l’idée de découvrir enfin cette demoiselle qui s’avère être la plus secrète de toutes. Elle l’observe enlaçant innocemment l’un de ses arbres préférés pour en sentir battre la sève. Un splendide noyer touffu ayant pour particularité un tronc semblable à la fourrure d’un renard, mais d’une couleur similaire aux fruits qu’il porte.
La silhouette qui épiait la muse des jardins jusqu’alors s’approche lentement de celle-ci. Arrivée à proximité, l’espionne tapote doucement à son épaule. Dans un sursaut, la demoiselle se retourne et se retrouve face à face avec la muse du sang.
« Akane ! Tu m’as fait peur ! Tu devrais éviter d’être aussi silencieuse… »
La voix cristalline de la muse des jardins s’était fait entendre joliment apaisante, malgré la surprise provoquée par Akane qui l’avait conduit à crier à demi ses paroles. Akane attendit un moment avant de s’exprimer à nouveau, étrangement décontenancée par cette phonation douce et inconnue aux échos néanmoins familiers…
« Je suis désolée de t’avoir effrayée, je tenais simplement à te surprendre. Aussi cela explique pourquoi je me suis faite si silencieuse. Mais dis-moi, c’est bien la première fois que je te rencontre et pourtant tu connais déjà mon nom ?
– Euh… Eh bien… Oui. C’est parce que je suis moi-même une muse.
– Ahah non. Ce n’est pas la raison à mon avis. Si le fait d’être une muse permettait de savoir le nom de toutes les autres, alors je n’ignorerais pas le tien.
– Oh… Et bien… »
La jeune jardinière s’accorde un temps de réflexion avant de reprendre, peu sûre d’elle.
« C’est parce que J’hall me l’a dit.
– Et pourquoi ne m’a-t-il pas donné le tien dans ce cas ? Je suis en couple avec lui tout de même.
– De toute évidence, il aura choisi de ne pas m’imposer le risque de perdre ma tranquillité… Je suis très mal à l’aise avec une foule de personnes autour de moi. Ce n’est pas juste de la timidité, c’est un peu comme une sorte d’angoisse. C’est vrai que peu me connaissent ici.
– Mais il y en a quand même ?
– Oh… oui, mais pas beaucoup. »
La demoiselle garde un instant le silence, mais voyant l’air interrogateur d’Akane, elle choisit de préciser sa réponse.
« Il y a J’hall, évidemment. J’ai eu la chance d’échanger avec S’onej et A’kina. Quelques rares muses m’ont déjà abordée également, mais je préfère taire leur nom…
– Pourtant, d’après ce que j’ai compris, tu vis au palais depuis sa création, étant donné que tu l’entretiens depuis lors. Comment cela se fait-il que si peu de personnes te connaissent ?
– Je suis très discrète et je recherche généralement la solitude…
– Je devrais peut-être partir alors. J’ai bien l’impression de te mettre mal à l’aise.
– Oh, non, ce n’est pas la peine. Tu ne me déranges pas…
– Ah, je suis rassuré dans ce cas. Mais si tu veux, nous pourrions même rendre visite aux autres muses. Elles seraient heureuses de pouvoir te renc…
– Non !… Oups… désolé d’avoir crié… Si je cherche d’ordinaire à être seule, c’est surtout parce que je suis angoissée, dès lors où je suis entourée de trop de monde. Tant qu’il n’y a que toi ici, ça me convient… Mais j’ai bien trop d’appréhension à l’idée de me retrouver au milieu de plusieurs dizaines d’autres personnes, fussent des muses.
– Bon très bien… Mais puis-je au moins te demander ton nom ?
– Mon nom ? Oui, je… euh.. Bien sûr… »
La muse des jardins reste un instant incertaine sur la marche à suivre. Jusqu’à présent, elle s’est toujours arrangée pour ne pas avoir à dévoiler son prénom. De par sa prononciation, les interrogations se faisaient nombreuses lorsqu’elle le partageait. Toutefois, elle sait pertinemment qu’Akane a le pouvoir de se faire très insistante quand il s’agit de découvrir des secrets. C’est donc sur un ton hésitant qu’elle choisit de répondre à la muse du sang.
« Hum… Mon nom est… J’huly.
– Tiens c’est amusant, ça se rapproche fortement de “J’hall” ! D’ailleurs, tu lui ressembles énormément.
– Tu ne crois pas si bien dire…
– Comment ça ?
– Et bien, je suis une muse, certes, mais aussi une gardienne tout comme J’hall.
– Oh ? C’est étrange, je pensais que J’hall était le seul à avoir ce genre de rôle ici…
– C’est plus ou moins vrai. J’hall est le gardien du temple et moi, J’huly, je suis la gardienne des jardins.
– Vous êtes frère et sœur ?
– Non… »
Face à l’incompréhension de sa consœur, J’huly se décide à pousser plus loin ses confessions.
« Tu me promets de ne raconter à personne ce que je vais te dévoiler ? J’aimerais bien préserver ma tranquillité…
– Oui, bien sûr J’huly. Mais tu n’es pas forcée de me révéler ton secret si tu n’en as pas envie.
– Je sais, mais je préfère te le confier maintenant que tu m’as parlé, car tel que je te connais tu chercheras à le deviner par toi-même si je ne t’en fais pas part. Et puis, de toute façon, tu me dis que je n’y suis pas obligée, mais tu n’attends que ça ! Laisse-moi tout d’abord me présenter en bonne et due forme. »
J’huly positionne le revers de sa main gauche dans le creux de son dos, en la fermant en partie. Dans le même temps, elle relève légèrement son avant-bras droit en plaçant sa dextre à hauteur de son visage sans pour autant le dissimuler, pouce, index et majeur pointés vers le ciel.
« Je suis J’huly, gardienne des jardins de la Poésie, muse des jardins et créatrice d’Yraliss, les jardins fabuleux. »
Elle prononce ces mots en effectuant une salutation presque rituelle. Elle abaisse son bras droit en arrière et l’éloigne légèrement de son corps en un geste gracieux. Puis elle se détend à nouveau avant de poursuivre son discours, soudain plus sûre d’elle.
« Je suis une autre personnalité du gardien du Temple de la Poésie. Je possède ma propre apparence. Je me souviens de tout ce qu’a fait J’hall et lui connaît tous mes faits et gestes. Mais aucun de nous n’a le pouvoir de contrôler l’autre… Voilà…
– Comment ‽ Tu veux dire… que tu es J’hall ?
– Non, non !… Nous partageons juste un esprit et un corps identiques. D’une certaine manière, nous sommes un seul et même être. Mais nous avons bien nos personnalités propres.
– Tu parles sérieusement ?
– Oui…
– Donc, tu vis dans le même corps que J’hall, mais tu n’es pas lui ?
– Absolument.
– Aurais-tu un moyen de me le prouver ? »
J’huly prend conscience qu’Akane ne semble pas considérer comme vrai ce qu’elle lui déclare. Aussi commence-t-elle à regretter d’avoir partagé ce secret. Mais qu’importe, il est trop tard. Il ne reste plus qu’à la persuader…
« Et bien… je pourrais laisser la place à J’hall, mais je ne pense pas qu’il serait heureux de se retrouver en robe…
– Ahah, oui, je veux bien le croire !
– Sinon… Je peux te dire une chose que seuls J’hall et toi êtes censés connaître.
– Ç’aurait pu être une solution. Mais rien ne me prouvera justement qu’il ne t’ait pas confié le secret en question ou que tu ne l’aies pas appris d’une autre manière.
– Il y a bien une information que tu as léguée à J’hall et qu’il n’a pas la possibilité de partager avec d’autres. Quelque chose que tu lui as avoué le jour où tu es devenue une muse. Tu n’as sûrement pas oublié ce détail.
– Tu veux dire… mon nom ?
– Oui. »
J’huly est satisfaite. Elle pense enfin avoir trouvé le moyen de prouver à Akane sa bonne foi. En effet, lorsqu’une femme souhaite devenir une muse, certaines conditions doivent être remplies pour que le Temple de la Poésie l’accepte en tant que telle. La jeune artiste se doit de répéter, durant une cérémonie, les chants ancestraux qui la lieront au palais. Cependant, avant cela, une autre étape est nécessaire. La future muse confie au gardien son passé afin que celui-ci puisse, en toute connaissance de cause, choisir le titre adéquat qui sera offert à la demoiselle. En contrepartie, un pacte magique est rédigé dans lequel le gardien s’oblige à ne jamais divulguer les secrets qui lui sont avoués. Cet engagement bloquera toujours sa volonté s’il s’essaie à trahir sa parole, ce qui assure à la femme, avec qui le contrat fut conclu, que son histoire ne sera pas dévoilée. Et si jamais le gardien réussissait à évoquer les confidences d’une des muses face à une personne quelconque, il saurait que celle-ci était déjà au courant, car les mots ne se feront pas silence si l’information n’est plus un mystère.
En ce qui concerne Akane, un élément de son passé n’était connu de nul autre avant qu’elle n’accepte d’en faire part à J’hall. Son nom véritable. J’huly s’approche donc de la muse du sang. Elle se penche à son oreille et y chuchote le nom qu’elle ne pourrait ni posséder ni prononcer si ses dires précédents s’étaient révélés faux. Enfin, elle se recule et prend de nouveau la parole à voix haute.
« Alors ? Me crois-tu à présent ?
– Bien évidemment. Je n’ai plus vraiment de raison de douter après ça… Mais ça reste incroyablement surprenant. D’ailleurs, une chose me chiffonne. Même si tu es l’égale de J’hall, c’est avec lui que j’ai passé le contrat magique. Cela aurait dû suffire pour que tu n’en connaisses pas le contenu, non ?
– Tu as conclu ce pacte avec Vorondil. Je suis J’huly Vorondil. Il est J’hall Vorondil. Et puis je suis une gardienne moi aussi. Il est donc tout à fait normal que je sache ce que tu lui as déclaré.
– Oui, je vois… Mais pourquoi dans ce cas ne sommes-nous pas mises au courant de ton existence au moment de conclure le pacte ? »
Akane semble dire cela dans l’espoir de tout de même trouver une erreur dans le discours de J’huly. Sûrement cherche-t-elle à s’assurer qu’elle n’est pas la victime d’une supercherie. La muse des jardins tente donc de la rasséréner.
« C’est assez compliqué à expliquer. Et ça m’obligerait à te parler de nombreux autres secrets. J’hall insiste pour qu’on ne les partage pas à moins d’y être forcé. Simple question de sécurité. Nous sommes gardiens, pour protéger efficacement les lieux nous ne devons pas divulguer trop d’informations sur nous. Et puis, je regretterai de te gâcher le plaisir de la chasse aux mystères.
– Ahah, en effet. Je vais me contenter de ça alors !… Bon, et bien J’huly… je suis ravie de te rencontrer ! »
Sur ces paroles Akane prend J’huly dans ses bras et l’embrasse. Celle-ci ne réagit pas sur l’instant, surprise de se retrouver aussi soudainement bouche contre bouche avec une autre muse. Lorsqu’Akane s’écarte en souriant, J’huly lui offre un sourire timide.
« Il fallait t’y attendre : J’hall est mon amant et donc, même si tu n’es pas vraiment lui, je ne me priverais pas de t’aimer tout autant. Surtout si vous êtes au final deux facettes d’une unique personne.
– Euh… merci… Tu es gentille. Je suis ravie de te voir aussi à l’aise avec cette révélation.
– Je connais J’hall depuis plusieurs années maintenant et je sais depuis le début que j’aurais énormément de mystères à découvrir de sa part. Je ne suis donc pas étonnée d’un tel aveu. Je m’attendais bien à en rencontrer des plus étranges que tout ce que l’on pourrait imaginer. Même si je te concède que ce secret-là il aurait pu m’en parler, depuis le temps ! C’est toutefois surprenant, ta personnalité est vraiment très différente de celle de J’hall, mais j’adore ça ! Et, si j’ai bien compris, il nous entend discuter là ?
– Oui, tout à fait.
– Et bien, J’hall, tu n’es qu’un horrible cachottier ! »
Akane part d’un grand rire après m’avoir ainsi qualifié, mais il est vrai que je lui dissimule bien d’autres choses. Et il lui reste tant à découvrir. J’invite d’ailleurs J’huly à l’en informer.
« Hihi, il te répond que tu n’as encore rien vu. Cela dit, j’ose te le demander : tu me promets de garder tout cela secret, n’est-ce pas ?
– Oui, je te le promets… J’huly.
– Merci, Akane.
– Bon, pour en revenir à toi, tu fais généralement en sorte de ne pas être surprise, mais tu as tout de même trouvé le temps de créer et embellir tous les jardins qui font la renommée du Temple de la Poésie. Tu pourrais me parler un peu d’eux ?
– Oh bien sûr… Comme je le disais tout à l’heure, mon œuvre se nomme Yraliss, le jardin fabuleux. Avant notre désignation en tant que gardien du palais, j’orientais déjà mes compétences artistiques vers la conception de jardins. J’ai même dessiné le plan d’un des parcs végétaux de la cité de Hegamon Gor avant de m’occuper moi-même des plantations. Il était déjà sublime pour l’époque ! Tu aurais été là, tu en aurais sûrement été inspirée !
– Vu à quel point tu es enthousiaste à l’idée d’en évoquer le souvenir, je veux bien croire en sa magnificence. J’aurais peut-être un jour la possibilité de le visiter.
– Oh oui ! J’aimerais beaucoup te le présenter ! Malheureusement, en tant que gardiens, nous ne pouvons pas nous éloigner du palais sans nous être assuré qu’une personne de confiance pourra le protéger durant notre absence. Et ce n’est pas toujours aisé de trouver quelqu’un de libre…
– Et maintenant que le Poème Forgé a été créé, il ne pourrait pas assumer ce rôle ?
– J’hall n’y tient pas vraiment. A’kina et S’onej sont parfaitement capable de combattre, évidemment, mais ils ne sont pas assez fort pour défendre les lieux à eux seuls. L’on aurait pu solliciter l’aide des hauts-commandeurs afin qu’ils nous attribuent des personnes de confiance, mais pour l’instant ils sont occupés. Selon leur dernière lettre, une guerre se profile. Ce n’est sûrement pas le meilleur moment pour leur demander assistance. Cela dit, une fois qu’ils auront fini de s’amuser, nous espérons bien recevoir un remplaçant temporaire de leur part. Durant de nombreuses années, ils ont été absents, nous n’avons donc pas eu beaucoup d’opportunité de sortir du palais. Quoi qu’il en soit, pour le moment, personne ne peut nous remplacer… »
J’huly se tait un instant, pensive. Akane l’observe en silence, compatissante, avant de prendre la parole.
« Ce n’est pas grave J’huly, on finira bien par avoir une opportunité de se rendre à Hegamon Gor un jour. D’ailleurs, le jardin que tu y as créé est aussi une de tes œuvres. Tu lui as sûrement donné un nom ?
– Oui bien sûr ! Je l’ai baptisé Lunaris, le jardin des songes nocturnes. Quand tu le regardes de jour la plupart des fleurs sont noires et quelques-unes sont blanches. Comme un ciel de nuit parsemé d’étoiles. Et au centre de l’ensemble, il y a une grande structure de bois sphérique recouverte en tout point de clématites argentées simulant ainsi la lune au cœur de la composition céleste. Et lorsque vient la pénombre, les fleurs des massifs se referment et laissent leur place à d’autres, nacrées ou bleu clair et luminescentes. C’est à tel point que leurs couleurs sont visibles comme celle d’une tulipe en plein jour. Cela permet de représenter un ciel diurne légèrement ennuagé. Quant aux clématites, elles attirent chaque nuit de nombreuses lucioles, faisant passer la structure florale de lune à soleil ! Oh, vraiment, il faudra un jour que tu le vois !
– Ahah, ta timidité disparaît complètement lorsque tu parles de jardins ! Et pour Yraliss alors ?
– Et bien, j’ai commencé à créer Yraliss lorsque nous avons reçu les titres de gardiens par le haut-commandeur. Mon but avec cette nouvelle œuvre était de faire se côtoyer au moins un exemplaire de chaque plante de notre monde au sein d’un même endroit. J’hall m’a donné un petit coup de main en lançant quelques sorts là où le sol n’était pas adéquat ainsi que sur des plantes qui n’auraient pas supporté l’environnement. »
Akane garde un instant le silence pour observer les alentours. Elle ouvre grand ses bras, prenant la végétation des jardins à témoin, et effectue un tour sur elle même tout en prononçant ces mots :
« Avec tout ce qu’il y a ici, tu ne dois pas être loin d’y avoir planté tout ce qu’Eternera compte en plantes, n’est-ce pas ?
– Si c’était le cas, ce serait bien triste ! Non, j’en suis encore loin. Il existe nombre d’endroits inexplorés dans ce monde, ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant pour une planète aussi immense. Sans oublier que la flore n’est pas figée. Alors que j’intègre une fleur au sein d’Yraliss, une centaine de nouvelles espèces ont eu le temps de voir le jour. Et puis il faut également compter les variétés rares, voire uniques, que je ne pourrais en réalité jamais faire pousser ici. Les elfes de Mistriam en possèdent quelques-unes. Des plantes qui datent d’un passé si lointain qu’elles ont presque toutes disparu. En découvrir est si rare qu’un démon se délectant d’une assiette de légume passerait presque pour quelque chose de commun ! »
Une voix soudaine, en provenance de l’entrée de ce jardin, vient interrompre leur discussion. Heureusement, nos deux consœurs sont dissimulées par les arbres poussant à proximité.
« Akane ! Arrête de roupiller et ramène-toi ! J’ai trouvé le matériel qu’il nous manquait. On va pouvoir commencer !
– Oui, Destiny ! J’arrive !
– Dépêche-toi, sinon je démarre sans toi ! Je t’attends à l’intérieur. »
Après avoir attendu quelques secondes, Akane reprend la parole.
« Bon, J’huly, je vais devoir te laisser. J’avais demandé à Destiny de m’appeler quand on pourrait commencer notre nouvelle œuvre. J’ai hâte de te revoir et de pouvoir continuer notre discussion !
– Oui, moi aussi… Et tu n’oublies pas…
– Je garde le secret ! »
Après un dernier baiser, Akane repart en direction de l’atelier, laissant J’huly, rassurée de pouvoir préserver sa tranquillité, œuvrer à l’embellissement de ses jardins fabuleux.
Vous êtes maintenant au courant de tout ce qu’il faut savoir sur l’un des plus grands mystères de ce palais dont je suis l’un des protecteurs.
J’huly Vorondil, fille de la nature, muse des jardins, gardienne des jardins du Temple des Arts, créatrice d’Yraliss, les jardins fabuleux et de Lunaris, le jardin des songes nocturnes vous embrasse bien fort… ou du moins le ferait-elle si elle n’était pas si timide !
Quant à moi, J’hall Vorondil, poète des temps présents, je mets le point final à cette nouvelle en promettant de coucher sur le papier encore bien des secrets du plus bel endroit d’Eternera à mes yeux.
J’hall Vorondil
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