Dans les jardins du Temple des Arts, il existe des plantes d’une grande rareté… Leur obtention demande parfois d’avoir l’âme d’un aventurier!
Cueillette dans le désert
Comme vous le savez, Yraliss, les jardins fabuleux, est la plus vaste des œuvres présentes dans le Temple des Arts. Avec des centaines de milliers d’espèces différentes de plantes et arbres, la biodiversité végétale des lieux est la plus variée d’Eternera. Je ne vais pas vous en refaire une description complète, les détails les plus importants les concernant pouvant être retrouvés dans la chronique « La poétesse des jardins ». J’aurais tout de même une question à vous soumettre au sujet de cette nature modelée de la main de J’huly. Quand vous avez lu la première présentation d’Yraliss, vous êtes-vous demandé d’où provenaient ces plantes ? En effet, nous sommes en plein désert, difficile d’y trouver autant de fleurs ou d’arbres différents. La biodiversité de la forêt de Mistriam elle-même ne serait pas suffisante pour combler Yraliss. Si votre curiosité fut en effet touchée par ce questionnement, je vais vous faire le plaisir de vous donner quelques réponses. Et si ce ne fut pas le cas et bien… permettez-moi tout de même de vous conter une petite épopée. Cette histoire vous aidera à comprendre l’origine de nos plantes les plus rares et les plus étonnantes.
Ce récit prend corps de nombreux jours après l’arrivée d’Oneko au sein du Temple. Il avait allègrement trouvé ses marques à travers le dédale de couloirs qu’il côtoyait maintenant quotidiennement. Il s’absentait, bien évidemment, de temps à autre pour remplir diverses missions ou pour en dénicher d’autres, son métier de tueur à gages restant son activité principale. Mais plus le temps passait et plus les contrats se faisaient rares. Il avait donc pris l’habitude de monter la garde à l’entrée du palais. L’histoire commence à l’aube d’une belle journée ensoleillée, alors que je venais retrouver notre ami fièrement posté dans le propylée du Temple.
Oneko, combattant des ténèbres : un redoutable adversaire !… Ce n’est pas ce que penserait n’importe qui le voyant affalé contre un pilier, à moitié assoupi, grignotant quelques gâteaux subtilisés en cuisine…
« Oneko, vas-tu demeurer ainsi étalé de tout ton long un jour de plus ?
– Mmmhh ? Oh, J’hall. Désolé, tu disais ?
– Tu m’as très bien entendu, paresseux. Tu es un véritable félin : féroce en combat, mais passant le reste de ton temps à dormir ou à manger.
– Tu oublies de préciser que je suis très câlin avec mon maître pour peu qu’il me nourrisse et que j’aime à me frotter contre sa jambe en ronronnant et…
– N’essaie même pas de finir ta phrase ou je te coupe la langue !
– Ahah, je plaisante, voyons !
– Je m’en doute bien, d’autant que les seules fois où tu te colles à moi c’est pour tenter de me transpercer de ta lame.
– Oh, ce n’est qu’un détail ça vu que ça ne te tue pas.
– Cela reste tout de même bien désagréable lorsque tu réussis…
– C’est temporaire, et puis il faut bien que je m’amuse un peu ! Enfin bon, que me vaut ta visite auprès de l’humble félin que je suis ?
– Je viens t’annoncer qu’à partir d’aujourd’hui tu seras nourri aux croquettes.
– De quoi ? Je… ah ouais, d’accord, très drôle. Et en vrai ?
– Plus sérieusement, la raison qui me pousse à venir te voir est des plus importantes. Je vais m’absenter quelques jours et je souhaiterais te confier la surveillance du palais et des muses durant mon absence.
– Combien de temps ?
– Une quinzaine de jours tout au plus. »
Le combattant des ténèbres, qui s’était relevé sur un coude pour mieux m’écouter, s’affale de nouveau et lance un “OK” nonchalant.
« OK ? C’est tout ce que tu as à répondre ? As-tu conscience du rôle que je te demande de prendre ?
– Oui, celui de protecteur temporaire. Rien de bien effrayant. Si un ennemi se pointe, je lui tranche la tête et on en parle plus.
– C’est… C’est pas faux. Mouais… Essaie tout de même de ne pas mettre à mort tous les voyageurs qui arriveraient au palais. Nous avons régulièrement des visiteurs qui viennent profiter de la bibliothèque ou s’entretenir avec les muses.
– Ne t’en fait pas, j’ai de l’expérience dans le milieu maintenant. Si quelqu’un se présente, je saurais faire la part des choses.
– Bon, je vais chercher mon nécessaire de voyage et je reviens d’ici trente minutes. »
Je m’éloigne d’Oneko alors que celui-ci se plaît à mordre dans un nouveau gâteau. Je me dirige vers mon espace personnel, dialoguant avec mes autres moi-même. J’haze est le premier à intervenir.
« J’hall, je commence à douter que nous ayons fait le bon choix en lui accordant la surveillance du Temple.
– Je m’inquiète aussi J’haze. Mais le Poème Forgé saura veiller au grain. Et puis, si ce n’est son fâcheux penchant pour la fainéantise, complaisance qu’il nous arrive également d’adopter, je nous le rappelle, il reste un jeune homme de confiance et suffisamment puissant pour remplir le rôle que nous lui offrons de jouer.
– Effectivement. Et puis, il faudra bien qu’il soit prêt le jour venu.
– Il le faudra en effet. »
Alors que le ton de notre discussion commençait à dévier vers le dramatique, J’huly intervient.
« Arrêtez de parler de choses aussi fâcheuses tous les deux. Songez plutôt à la magnifique plante que nous allons chercher ! J’ai tellement hâte de la rencontrer !
– Tu as raison, J’huly : inutile de nous encombrer de ces mauvaises pensées pour le moment. Dépêchons-nous de changer d’accoutrement et de faire notre paquetage !
– Ouiiii ! »
L’enthousiasme de J’huly est compréhensible au vu de l’objectif de notre voyage, mais J’haze prend soin de calmer nos ardeurs. Il est la voix de la raison dans cet équipage.
« J’huly, J’hall, vous êtes bien gentil, mais n’oublions pas qu’il y a toujours des bandits qui traînent dans le désert. Il faudra rester prudent. Et nous ferions bien d’aller voir si Lisbeth a eu le temps de finaliser notre commande. Sinon, je pense sincèrement que nous devrons attendre encore un peu avant de partir.
– Ah, oui… tu as raison. Et bien, allons donc rendre visite à la muse des forges ! »
Traversant les couloirs du palais, nous rejoignons la forge des arts. Celle-ci n’est pas d’origine. En effet, lorsque les elfes ont construit le Temple des Arts, nul n’imaginait qu’autre chose que de la poésie et de la chanson s’y épanouiraient. La multitude de domaines qui sont venus s’y ajouter par la suite a imposé de nombreux réaménagements des lieux, ainsi que l’édification de nouveaux bâtiments. C’est le cas de la forge.
Au cœur de l’un des jardins d’Yraliss se dresse une structure de pierres taillées noires. L’avant de celle-ci est de base oblongue et d’une largeur de quatre mètres environ. L’un des murs incurvés laisse apparaître une porte en acajou massif servant d’entrée tandis que celui opposé disparaît au profit de la seconde partie de la construction, une salle circulaire d’une douzaine de mètres de diamètre. Celle-ci n’est autre que la forge elle-même. Deux toits de tuiles rouges recouvrent chacune des deux pièces, le premier se superposant au second. Quelques fenêtres et ouvertures permettent à la lumière naturelle de passer tout en aérant l’intérieur. Enfin, une haute cheminée en pierres grises surplombe le toit arrondi en son milieu. Elle laisse échapper une fumée blanche, signe de l’activité qui s’y déroule.
Nous entrons dans une première salle dans laquelle de nombreuses créations et des morceaux de métal sont entreposées. Contre les murs, des râteliers eux-mêmes sortis des forges portent des épées, des sabres, des lances. Sur une longue table en bois massif au centre des lieux cohabitent des objets de plus petite taille tels que des dagues, des fers à cheval, des clés, des lanternes… à vrai dire, tout ce que la muse des forges a pu fabriquer ici. Il y a aussi de nombreux rouleaux de papier où sont tracés les plans de futures œuvres. Et, bien que cette description puisse sembler structurée, laissant un hypothétique visiteur intrigué par le travail d’orfèvre que l’on peut admirer, il n’en est rien.
Cette pièce est un véritable capharnaüm. Contre les six piliers de roches grises, accrochés aux murs, voilant parfois les fenêtres, jonchant la table plus que de raison, encombrant le sol à ne plus savoir où poser les pieds : des fabrications de métal emplissent la zone. Il y en a de tous niveaux de conception. Des chaises et tables de fer forgé finement ciselées partagent l’espace avec des formes abstraites en bronze ou en cuivre destinées à un usage futur. Des lustres et autres objets à crochets ou à chaînes décorent également le plafond. Autant vous dire que ce n’est ici qu’un lieu de passage. Il faudrait peut-être penser à faire construire une extension à ce bâtiment pour réorganiser tout cela… J’en parlerai avec Clétrie, la muse de l’architecture. C’est elle qui a dessiné les plans de cette forge après tout, elle saura mieux que quiconque comment l’agrandir.
Des sons nous parviennent de la seconde salle. Il y a de l’agitation. Nous nous frayons un chemin parmi les objets hétéroclites au sol lorsque soudain :
« Oh, une plume d’écriture en fer !
– J’hall, tu vas t’arrêter combien de fois avant qu’on traverse cette pièce ?
– Oups, désolé J’haze, je me reprends. »
Ainsi donc, disais-je, nous entendons soudain des bruits de fer s’entrechoquant à l’autre bout du bâtiment, facilement reconnaissable pour être désigné comme du combat à l’épée. En quelques dernières enjambées, nous voici arrivés à la seconde porte. Nous la poussons et nous entrons.
À l’intérieur, l’on retrouve tous les éléments classiques nécessaires dans une forge. Un four central avec des fermoirs en acier assortis de poignées chauffe la pièce en plus de servir à rendre les métaux malléables. Un grand plan de travail circulaire ceinture la salle. Sur celui-ci ou accroché au plafond ou au mur, pendent des paires de gants ignifugés, des tisonniers, des masses et marteaux et bien d’autres matériels. Des bacs contiennent des morceaux de fer, laiton, bronze, cuivre, fonte, plomb, et caetera. Des enclumes, placées aux quatre points cardinaux, viennent parfaire la décoration.
Et enfin, deux demoiselles se font des passes à l’épée juste devant la porte. À notre entrée, elles tournent leur regard vers nous et, nous voyant chercher à comprendre la situation, elles partent d’un grand rire. Celle de droite est Lisbeth, la muse des forges. Elle porte un t-shirt vert foncé et un pantalon en toile de même couleur, ainsi qu’un tablier noir. Ses cheveux courts et ébouriffés lui donnent des airs de garçon manqué. Son adversaire est Sylcère, la muse de la guerre. Sa longue chevelure ébène aux reflets bleus aiguise son regard d’une férocité féline. Elle est vêtue d’une veste de cuir noir, très rock’n’roll, par-dessus un haut rouge brique et un treillis marron clair. Ses sombres bottes montantes terminent le tableau.
« Et bien mesdames, vous vous entraînez sans J’haze maintenant ? »
Tandis que Lisbeth refrène difficilement son rire, Sylcère réussit à se calmer et prend la parole.
« Lisbeth m’a appris que tu lui avais passé commande pour une épée et comme je n’avais pas d’œuvre en cours, je suis venu voir ce qu’il en était. Et pour faire simple, de fil en aiguille nous en sommes arrivées à nous faire un petit duel pour essayer l’équilibre de quelques armes dont celle que tu lui as demandée.
– Oui ! Et franchement, ça détend après plusieurs heures à marteler le métal ! »
Je les regarde toutes deux, secouant la tête d’un air faussement effaré en souriant avant de demander :
« Et donc, cette lame ?
– La voici ! »
Sylcère me tend l’épée qu’elle avait en main.
« Ahah, je vois ! Et donc, ton verdict sur l’œuvre de ta consœur ?
– Sublime, comme d’habitude ! C’est toujours un régal de croiser le fer avec des armes aussi formidables !
– N’exagère pas, j’ai déjà fait mieux après tout.
– Tu es trop modeste Lisbeth. »
J’observe cette lame tandis que Sylcère poursuit ses louanges envers la muse des forges. Je finis par les interrompre pour en savoir plus sur l’œuvre. Lisbeth me fait donc une présentation détaillée de Legierung, l’épée ignescente, telle qu’elle l’a nommée.
Ah oui, j’oubliais… Petite facétie narrative de ma part, la description de cette arme vous sera exposée un peu plus loin dans ce récit. Il y aura un moment bien plus adapté que celui-ci pour vous la dépeindre. Et puis cela vous donnera l’occasion d’être confronté à quelques surprises qui ne seront explicitées que plus tard dans votre lecture ! Mais, pardonnez mon interruption, reprenons…
« Effectivement, cette épée est formidable. Elle remplira merveilleusement bien le rôle que j’ai à lui offrir ! Enfin bon, malheureusement je n’ai guère l’opportunité de converser plus longuement avec vous. Pour information, j’ai confié la garde du palais à Oneko. Je serai de retour dans une douzaine de jours, je pense. Le Poème Forgé le secondera, mais je compte sur vous deux et les autres muses qui savent se battre pour l’épauler en cas de coup dur. Même si j’espère que ce ne sera pas nécessaire.
– Aucun problème pour moi, avant d’être une muse j’étais soldat, ne l’oublie pas !
– Je ne l’oublie pas, Sylcère, c’est bien pour cela que je te confie cette tâche.
– Et qui va s’occuper d’accueillir les visiteurs ?
– J’ai déjà prévenu Euterpe de la situation, elle prendra ce rôle jusqu’à mon retour. Sur ce, navré, mais je dois m’éclipser si je ne veux pas reporter mon départ une fois de plus ! »
Nous nous retirons. Les deux muses se remettent aussitôt à croiser le fer. Nous rejoignons nos quartiers pour nous équiper de notre attirail de voyage. Enfin, nous regagnons l’entrée du Temple des Arts.
Ainsi, une demi-heure après avoir quitté Oneko, nous voilà de nouveau à ses côtés. Moins paresseux que je ne l’avais laissé entendre auparavant, nous le retrouvons debout, face au désert, droit et fier. Nous sommes maintenant munis de l’arme qu’a forgée Lisbeth, ainsi que d’une musette en bandoulière sur laquelle est tissé notre symbole, le livre ouvert encadré d’une épée et d’une rose. Ce sac renferme quelques gâteaux elfiques fort énergétiques qui nous permettront de garder des forces tout au long de notre escapade ainsi qu’une gourde en cuir grandiosement ouvragée par Diane ayant une contenance magique d’une cinquantaine de litres d’eau. Nous avons également changé d’accoutrement. En effet, le kimono n’est pas des plus pratiques pour le voyage dans le désert. Nous avons revêtu les habits qu’affectionne le plus J’haze, à savoir une gandoura bleu acier avec de longues bandes latérales noires et un chèche d’un noir onyx. Sous la gandoura, nous portons un pantalon léger à la ceinture duquel est accrochée l’épée.
Au son de mes pas, le combattant des ténèbres réagit et se retourne en notre direction. Il a le visage grave. Il s’approche vers nous et ouvre la bouche, semble-t-il décidé à me demander quelque chose, mais se ravise au dernier moment. En me voyant attendre et après une courte hésitation, il prend enfin la parole :
« Pourquoi est-ce à moi que tu confies la garde du palais ?
– Parce que tu es un combattant hors pair et, depuis de longues semaines maintenant, un habitant des arts. Tu es donc le plus à même de défendre le Temple des Arts et les muses. De plus, elles t’apprécient toutes énormément.
– S’onej et A’kina remplissent également ces critères… pourquoi moi ? Non, que je ne sois pas flatté que tu aies autant confiance en moi. Non, que je ne m’en sente pas capable. Non, que je ne respecterais pas ce contrat. Mais j’aimerais savoir pourquoi la demoiselle vampire et le prince des glaces, qui connaissent encore mieux que moi tout ce qui se passe et a eu lieu au sein de ce palais, ne sont pas ceux que tu as choisis pour le protéger.
– Le Poème Forgé sera là pour te seconder. Je ne peux pas les placer à ce poste. Le rôle de gardien, fût-il temporaire, ne peut être rempli que par un humain ou un elfe. Or, S’onej et A’kina ne sont ni l’un ni l’autre. Ils sont avant tout des poèmes. Ils ont l’apparence, les sentiments, les désirs, les passions, les goûts et les pensées qu’ont les humains, mais ils ne le sont pas. Le Temple des Arts est régi par divers contrats, pactes et sortilèges contre lesquels il est impossible de s’opposer.
– D’accord, je vois… Donc tu m’as un peu choisi par défaut ?
– Non. Si ç’avait été le cas, je ne t’aurais simplement pas désigné pour cette tâche et j’aurais sûrement fait venir une délégation d’elfes comme à mon habitude. Si je fais de toi un gardien-remplaçant, c’est que tu es digne de l’être. Ce n’est certainement pas le genre de décision que je ferais à la légère.
– Comment peux-tu être aussi sûr que je serai à la hauteur ? Je n’ai même pas su protéger mon village…
– Tu étais jeune et tu as été pris au dépourvu. Aujourd’hui, tu as de l’expérience. Tu sais combattre.
– Mais…
– Tu te mets une pression inutile, Oneko. Le Poème Forgé est là pour t’épauler. Mais tu n’auras pas besoin d’eux. Tu es parfaitement capable de défendre les lieux par toi-même. Dis-toi bien que je ne te confierais pas ce rôle si je ne te pensais pas à la hauteur.
– Tu en es certain ?
– J’en suis certain, oui. Acceptes-tu ce contrat ?
– Hum… si tu me promets un poème à mon sujet en retour, c’est d’accord !
– Ahahah, comme il te plaira ! J’y chanterai tes louages en ce cas !
– Contrat accepté ! »
Je prends donc congé du gardien à titre temporaire dans le regard duquel une lueur d’inquiétude brille encore. Alors que mes sandales en cuir et en lin tressé commencent tout juste à caresser le sable du désert, je laisse J’haze prendre le contrôle des opérations. En voyage et en cas de danger, il est toujours celui qui dirige notre corps. Et maintenant, en avant pour la cueillette !
Je tiens à vous épargner un récit longuet relatant l’intégralité de notre escapade, d’autant qu’il y en a pour plusieurs jours, comme vous avez pu le comprendre. Aussi vais-je éluder les passages à vide et les rencontres peu fascinantes pour me concentrer sur les péripéties de valeur. Et par là, j’entends bien parler de ce qui aurait une importance pour cette histoire, mais également pour de futures chroniques. Quoi qu’il en soit, le premier événement d’intérêt se déroula le deuxième jour après notre départ…
En dehors de notre désagréable, mais court accrochage avec ce varan géant des sables la nuit dernière, il faut bien avouer que cette aventure ressemble plus à une promenade qu’à une expédition. Il fut un temps où voyager dans ce désert offrait plus d’enjeux… Et Calliope qui espère nous voir revenir avec un récit épique à lui confier… Elle risque d’être déçue.
« Ne cri pas “défaite” trop vite J’hall, nous n’en sommes qu’au début de notre excursion. Nous avons encore toute occasion de croiser le fer avec des aventuriers malavisés.
– Sûrement, J’haze, sûrement. »
Nous arrivons à hauteur d’un amoncellement de gros rochers que nous apercevions depuis déjà plusieurs minutes. Nous décidons donc d’y faire une petite halte. Après tout, cela fait déjà plus d’une journée que nous cheminons ainsi. J’haze est endurant et la chaleur ne l’affecte pas trop, mais il vaut mieux éviter de faire du zèle, car notre périple est loin d’être terminé. La gourde enchantée par Diane et les biscuits elfiques nous permettent aisément de compenser l’eau et l’énergie perdues par l’effort produit. Il a toutefois commencé à se rationner sur les gâteaux, ceux-ci partant bien trop rapidement au vu du temps de voyage qu’il est censé nous rester. Cette pause est donc bienvenue.
J’haze contourne les rochers pour s’installer dans les ombres de ceux-ci lorsqu’une voix se fait entendre derrière nous.
« Et bien, voyageur, on s’est égaré ? »
L’artiste combattant fait volte-face. Un homme encapuchonné nous toise à deux mètres de notre position. Il a dû surgir d’entre les rochers. Il a en main un cimeterre qu’il pointe, pour le moment, vers le sol. Son sourire, que l’on perçoit par delà les plis de son vêtement, nous est bien connu : c’est celui que portent tous les bandits qui ne mesurent pas le danger dans lequel ils se jettent en nous provoquant. Avant que J’haze ait pu répliquer, une seconde voix se fait entendre derrière nous.
« Allons, Ted, n’embête pas le monsieur, tu vas lui faire peur. »
Alors que les deux hommes ricanent tout en cherchant à nous prendre en tenaille contre les rochers, une dernière voix s’élève au-dessus de nous. En levant les yeux, nous percevons la silhouette d’un troisième de ces vauriens.
« Bonjour cher ami. Comme vous pouvez l’constater, vous êtes cerné. J’vais être direct, car je n’ai pas qu’ça à faire : deux solutions s’offrent à vous. Ou vous nous opposez résistance au risque de vous retrouver à gargouiller dans votre propre sang, ou bien vous nous remettez maintenant tous vos biens. Et comme j’suis sympa, je vous donne un indice sur la bonne réponse : si vous vous délestez de vos affaires, on vous laisse la vie sauve et personne ne sera blessé. C’est super, n’est-ce pas ? »
Sans doute satisfait de son entrée en matière et sûr de lui, l’homme sur le rocher part d’un grand rire. Sur le visage de J’haze, un sourire se dessine : enfin un peu d’action.
« Je vois. Donc c’est la tactique habituelle : vous essayez de me faire peur pour vous emparer de mes biens sans prendre le risque d’y laisser votre vie. Et parallèlement, vous escomptez bien sûr faire courir le bruit qu’une bande de détrousseurs de grand chemin sévit dans la région dans l’espoir que vos prochaines victimes seront encore plus dociles. C’est classique, mais efficace.
– À vrai dire, j’avais pensé qu’une fois débarrassé de tes affaires, le désert t’achèverait, mais t’as pas tort. Si tu survis, tu pourras nous faire une bonne publicité.
– Le problème, voyez-vous, c’est que je n’aurais pas grand intérêt à faire connaître des pendards de votre genre après les avoir laissés aux charognards.
– Et beh, il est drôlement prétentieux le p’tit monsieur ! Et puis, t’as pas à t’en faire pour les charognards : en ce moment, même les vivants les attirent, c’est à n’y rien comprendre. Enfin bref, désolé pour toi, mais on a d’autres activités qui nous attendent. Déjà qu’on patiente ici depuis une bonne demi-heure juste pour t’mettre la main dessus, on va pas perdre plus de temps avec toi. Alors, file-nous tes affaires et déguerpis !
– Venez les chercher, si vous y tenez tant. »
La témérité dont fait preuve ce genre de bandit m’étonnera toujours. Sans attendre, les deux premiers à s’être dévoilés se ruent sur J’haze, lame en avant. Ce dernier dégaine Legierung et se glisse le long du bras levé d’un des malandrins en se tenant hors de portée du deuxième. Il le frôle, lui rendant impossible l’action de nous blesser avec son cimeterre, de par notre trop forte proximité. J’haze agrippe le bras armé de l’homme et, en passant derrière lui, le tord dans son dos, ce qui a pour effet de lui faire lâcher son sabre. D’un coup de pommeau en pleine tempe, il l’étourdit puis l’éjecte vers les rochers à la base desquels il choit, inconscient.
Le deuxième bandit assène une attaque de cimeterre à la verticale vers le gardien. J’haze pare l’assaut grâce à Legierung et envoie un coup de poing vers l’estomac de ce dernier qui se plie en grognant. Soudain, une douleur nous frappe au niveau du crâne : le chef du groupe de malandrins, perché en haut de ses rochers, vient de propulser une petite pierre vers nous.
« Oups, que je suis maladroit ! »
Alors que notre regard est maintenant tourné vers ce troisième bandit, un son feutré sur notre droite nous indique que notre précédent adversaire ne compte pas en rester là. Un coup d’œil rapide vers celui-ci nous apprend qu’il est en train de nous charger. Dans un mouvement fluide, nous reculons d’un pas au moment précis où son attaque d’estoc aurait dû nous atteindre. Emporté par son élan, il nous dépasse. J’haze l’agrippe au col, à l’arrière de son vêtement, pour le maintenir sur place. D’un coup violent sur l’épaule, il le force à lâcher son arme. À cet instant, le bandit qui avait été envoyé au tapis se relève brusquement et nous charge à son tour. J’haze s’impatiente et s’exclame :
« Bon, j’ai essayé d’être gentil et de ne pas vous tuer, mais là vous commencez sincèrement à m’agacer ! »
D’un mouvement brusque, à l’approche de celui qui cherche à nous embrocher, J’haze fait danser Legierung de sorte à lui trancher la main. Celle-ci et le kriss qui s’y trouve tombent au sol. Alors que le bandit commence à hurler, J’haze fait valser sa tête d’une puissante frappe de taille. De son autre main, il tire le malandrin qu’il maintenait au col et l’envoie s’écraser sur le sable. Ce dernier, tente d’user de son cimeterre comme d’une lance et la propulse au visage de J’haze. Il l’esquive d’un simple mouvement de tête et s’approche de l’homme qui sort une dague et s’exclame :
« Crevure ! Si t’avances encore j’vais te saigner comme un porc ! Dégage ! »
J’haze trace une courte ligne d’onirisme dans les airs qui vient agir sur le métal de la dague ennemi jusqu’à la chauffer à blanc. Le bandit lâche son arme dans un glapissement de stupeur. Enfin, J’haze lui transperce l’estomac avec Legierung en déclarant :
« Je ne laisse pas les gens de votre espèce en vie. Il est hors de question que je vous offre une quelconque chance de vous en prendre à des innocents après mon départ. »
Contrairement à ce qui se produit d’ordinaire dans une telle situation, l’homme ne s’étouffe pas dans sa douleur au bout de quelques instants. Cette fois, il hurle à pleins poumons, à n’en plus pouvoir. Finalement, ses yeux se révulsent et il s’écroule, inerte. Le pouvoir de l’épée a fait son office. J’haze la récupère et se tourne vers…
« Où est donc passé le chef de cette équipe de bras cassés ‽ »
En effet, ce dernier n’est plus sur son rocher. Encore un qui a dû se sauver en comprenant qu’il n’avait aucune chance. J’haze fait le tour du monticule et observe l’horizon pour savoir où le malandrin s’est enfui, mais celui-ci n’est visible nulle part. Il n’y a aucun endroit où il peut se cacher aux alentours. Il se dissimule forcément entre les pierres… D’un saut puissant, J’haze monte sur les rochers et inspecte les espaces libres entre chacun d’eux, mais ne trouve rien.
« Il n’a pas pu disparaître… »
Soudain, une main nous agrippe la cheville. J’haze propulse une lame d’air vers l’ennemi tout en jetant un rapide coup d’œil au sol. Le visage de l’homme et un bras entièrement en pierre dépassent du rocher. Très vite, le tout plonge de nouveau dans la matière grise et disparaît à notre vue. Notre attaque a cependant réussi à lui trancher un doigt. Celui-ci, encore en pierre durant un court instant, reprend finalement la consistance de la chaire.
« Tu es donc un élémentaire de roche… Et bien, je vais gentiment patienter sur le sable que tu daignes te combattre à la loyale. »
Hélas, le bandit ne reparut pas de tout l’après-midi. Et notre absence du Temple des Arts ne pouvant être rallongée indéfiniment, nous ne pûmes nous éterniser plus longtemps. Nous abandonnâmes donc les lieux pour reprendre notre expédition. Cela dit, en y repensant aujourd’hui, nous aurions pu attendre encore un long moment avant qu’il ne se montre. C’est l’une des caractéristiques principales des êtres liés à la terre ou à la pierre : ils possèdent une patience à toute épreuve.
Deux jours plus tard, après n’avoir eu pour seule rencontre qu’une caravane de marchands fort sympathiques – la marchande en chef préparait un thé absolument délicieux – nous arrivâmes enfin à la première grande étape de notre voyage…
J’huly, joyeuse et de bonne humeur, passe le plus clair de son temps à parler de cette plante que nous allons chercher. Je suis à son écoute et lui réponds quand nécessaire, tandis que J’haze reste attentif à ce qui nous entoure. De rares cactus gorgés d’eau égaient cet espace désertique et en apparence sans vie. Une espèce vraiment magnifique et dont la floraison est toujours un spectacle qui mériterait d’être célébré en grande pompe. C’est ce qu’affirme J’huly en tout cas.
« Je l’affirme parce que c’est vrai ! Les fleurs grises des saguaros d’Iissry semblent faites d’argent quand le soleil en frappe les pétales ! Ces cactus sont trop beaux !!!
– Ahah, quel entrain J’huly ! Mais ne laisse pas trop dévier tes pensées. Nous avons déjà un saguaro d’Iissry au sein d’Yraliss.
– Oui, oui, je sais… Quel dommage, tout de même, si je pouvais m’occuper de tous ces cactus, quel bonheur ce serait ! Mais ils sont heureux là où ils sont de toute façon. Inutile de les asticoter davantage.
– Je confirme, surtout que la plante que nous avons pour objectif semble te ravir tout autant, si ce n’est plus.
– Oh, oui, j’ai tellement hâte de la rencontrer !!
– On sait, tu ne fais qu’en parler, ahahah !
– Oups, pardon hihi. »
J’haze intervient soudainement, mettant fin à notre échange animé :
« Désolé de vous interrompre, mais il me semble intéressant de vous informer que nous arrivons à la première étape de notre voyage. »
En effet, face à nous se profile un immense campement fait de yourtes de tous types. De nombreuses bêtes, principalement des dromadaires et des moutons, sont attachées auprès de l’oasis autour duquel sont dressées les habitations temporaires. Il s’agit là du village nomade des marchands les plus… performants du désert, voire du monde d’Eternera lui-même. Ce camp se nomme Alafard.
J’haze traverse les lieux, saluant au passage les divers Alafardins que nous croisons. Nombre d’entre eux nous reconnaissent et nous font des signes d’amitié. Nous passons à côté d’une dizaine d’habitations d’une beauté grandissante, bien que l’ensemble reste relativement rapiécé… Enfin, nous nous arrêtons devant la yourte la plus miteuse de tout Alafard. Sur un petit écriteau est inscrit la phrase suivante : “Tente du chef, venez y découvrir les nouveautés du monde.”
Les Alafardins sont réputés pour être les marchands les plus excentriques d’Eternera. Ils sont généralement riches en or, mais pauvres en n’importe quoi d’autre. La règle est simple au sein de cette tribu : celui qui a réussi à vendre le plus, à vendre tout ce qu’il possédait, à vendre jusqu’à son confort, est le chef.
Nous faisons donc irruption à l’intérieur de la yourte où nous attend un spectacle que seul un Alafardin serait capable de nous proposer : du vide. Un vide d’excellente qualité, d’une pureté sans égal. Et au centre, le chef en question qui, à notre entrée, lève ses yeux d’un sac de pièces d’or qu’il se plaisait à admirer. J’haze a eu le temps de me rendre le contrôle de notre corps. Comme la plupart des immortels de ce monde, Jaljin Ad Abouhin connaît l’existence de J’haze et de J’huly, mais je suis celui de nous trois qui s’occupe des relations humaines pacifiques. Je m’adresse donc à lui aussitôt qu’il a posé son regard dans le mien.
« Et bien, chef, vos nouveautés sont exquises.
– Mauvaises pioches, mon cher J’hall, celle-là on me l’a déjà faite !
– Et zut… »
Je jette une pièce d’or en direction du chef, qui l’attrape au vol.
« Décidément, ce n’est pas le jour de chance du poète ! Il fallait m’en envoyer deux !
– Oh, non ! Tu ne vas pas me dire que je viens de plagier le haut-commandeur ‽
– Hélas, si. J’en suis navré.
– Tu n’es nullement affligé de cette situation, ahahah ! Tiens, voilà ton autre pièce. Cela m’apprendra à accepter de marchander avec toi ma capacité à avoir le verbe novateur.
– Il est plaisant au moins de te voir bon joueur. Je t’en pris, assieds-toi. »
Sur cette invitation, je m’assois face à Jaljin tout en continuant à parler.
« C’est tout de même une sacrée malchance que d’être tombé sur la dernière salutation que t’a faite Nos alors qu’il est passé il n’y a même pas un an. Surtout que cela fait plusieurs siècles qu’il n’était pas dans les environs !
– Hé oui, la dernière fois c’était pour le tournoi de la lame.
– J’ai entendu dire que la précédente épée mise en jeu a été gagnée d’une manière assez peu classique ?
– En effet, l’un des Aethérés, les fameux combattants d’élite de Hegamon Gor formés par Nos, l’a absorbée. Mais bon, ce n’est pas grave, vu qu’il aurait sans conteste remporté le tournoi sans ça.
– Tu as déjà trouvé la prochaine lame ?
– Non, pas encore, mais selon ce jeune homme du nom de S’onej que tu m’as envoyé, tu aurais quelque chose à me proposer.
– En effet, laisse-moi te montrer. »
Alors que Jaljin reste attentif à mes mouvements, j’écarte les replis de ma gandoura afin de pouvoir saisir l’épée que Lisbeth m’a confiée quatre jours plus tôt. Comme elle et moi en avions convenu, cette arme devait être proposée aux Alafardins comme prochain prix du tournoi de la lame. J’avais envoyé S’onej pour en informer Jaljin. L’objectif était que celui-ci puisse m’obtenir ce dont nous avons besoin pour transporter la plante que nous avons pour but de ramener au temple.
« Voici la lame que je t’ai promise.
– Fais-moi donc son éloge que je puisse concéder de sa place en tant que trophée.
– Cette arme porte le nom de Legierung, l’épée ignescente. C’est l’une des muses du Temple des Arts qui s’est occupée de sa création. Lisbeth est la meilleure forgeronne que je connaisse. Quoi qu’il en soit, Legierung est composée de six métaux différents. Cette longue lame est faite d’un tranchant en acier et d’un autre en adamantium. La garde, grandiosement ouvragée pour lui donner cette forme de rosace, est en bronze. La poignée en bois de cerisier de feu offre un confort de prise en main très appréciable et est recouverte de filigranes en laiton. Enfin, cette sphère qui a le rôle du pommeau est en argent.
– Intéressant, mais à moins que je ne sache plus compter ou que tu considères le bois de cerisier comme un métal, il n’y a que cinq métaux dans cette épée et non six comme tu me l’avais annoncé. »
Nous arrivons enfin à la partie la plus intéressante de la description de cette épée. Je me délecte de voir ce que Jaljin aura à en dire.
« C’est que je ne t’ai pas parlé du dernier métal. L’ensemble de l’arme est recouvert d’une très fine couche d’un alliage transparent. Il a été inventé par Lisbeth en combinant, dans certaines proportions, de l’acier, de l’or, du laiton et du sang de dragon.
– Du sang de dragon ‽ Tu possèdes ça ‽
– Un souvenir de ma vie avant de devenir gardien.
– Quand J’haze était tueur à gage, je suppose ?
– En effet.
– Et donc, cet alliage, quelle est son utilité ?
– Très simple. Il fait bouillir la moindre goutte d’hémoglobine qui entre en contact avec lui. Autant te dire que si quelqu’un se la prend dans l’estomac, il risque de ne pas apprécier. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de l’essayer il y a peu, son efficacité est redoutable ! Et il n’y a pas de raison de s’inquiéter pour son usure : le sang de dragon protège les divers métaux de la corrosion, de la rouille et de tout ce qui pourrait l’abîmer.
– Merveilleuse surprise en effet ! Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu arme aussi étonnante – en dehors de celles des Aethérés qui ont provoqué un véritable cataclysme lors du dernier tournoi !
– Il faudra que je te fasse une petite présentation du Poème Forgé alors !
– Effectivement, j’aimerais bien en savoir plus à son sujet ! Ce que j’ai pu en apprendre m’a déjà fortement intrigué ! Mais revenons à nos affaires pour le moment : ton épée me convient. Elle fera un trophée très intéressant. Je devrais pouvoir faire venir pas mal de monde pour le prochain tournoi, de quoi gagner un peu d’or supplémentaire ! Mais je parle trop, tu es sûrement curieux de découvrir le produit que tu m’as commandé. »
Jaljin sort un petit cristal bleu qu’il dissimulait dans son dos et me le tend. Je le prends en main et constate immédiatement que l’objet est de qualité. Je ressens les pulsations magiques qui s’en échappent. Cette gemme est un produit de plus en plus rare. Elle permet d’absorber n’importe quel être vivant, à condition que l’utilisateur soit suffisamment doué pour rendre cet exploit possible, ce qui ne devrait pas me poser trop de soucis. En effet, je ne suis pas un puissant mage, mais ma maîtrise des lignes d’onirisme me suffira à faire fonctionner ce cristal. Sa rareté réside en sa nature éphémère. Il est, de base, indestructible, mais l’assimilation d’un corps le fragilise. Il reste cependant encore suffisamment solide pour ne pas pouvoir être détruit autrement que par magie. Mais au moment même où l’on extrait l’être qui se trouve à l’intérieur, la gemme se brise. Elle ne permet donc qu’une unique utilisation.
« Je suis toujours étonné de te voir dénicher de pareilles merveilles.
– Oh, rien de bien compliqué…
– Je serai curieux de savoir comment tu te l’es procuré.
– Une banale histoire de marchand… mais si tu y tiens ! Je me suis rendu aux alentours de Hegamon Gor lorsque S’onej m’a annoncé que tu avais besoin de ce produit. Personne n’en avait dans le désert.
– Tu aurais été le premier au courant sinon.
– J’aurais même été celui qui le vendait dans ce cas ! »
Jaljin part d’un grand rire. Il est vrai que si l’on cherche à se procurer quelque chose de vraiment rare, Jaljin reste le plus à même d’être le marchand à contacter ! Il retrouve enfin son calme et reprend son récit, un sourire malicieux au coin des lèvres.
« Quoi qu’il en soit, j’ai réussi, en passant de boutique en boutique, à trouver un commerçant qui avait cette gemme dans ses produits. Il ne devait, cela dit, pas être au courant de la valeur de l’article. Sans doute l’a-t-il confondu avec un simple caillou bien taillé.
– À combien le vendait-il ?
– Cent pièces d’or ! Une bagatelle pour un objet aussi rarissime. Mais bon, entre marchands, il est d’usage de se faire quelques réductions. Il a donc gentiment accepté de me le proposer pour la moitié de son prix.
– Dis plutôt que tu l’as convaincu d’agir ainsi alors qu’il ne l’aurait pas fait instinctivement de lui-même !
– Mais attends, l’histoire ne s’arrête pas là. J’ai dû lui annoncer que je n’avais pas assez d’or sur moi, mais que mon dromadaire équivalait largement à ces cinquante pièces d’or qu’il me fallait maintenant débourser. Le dromadaire en sa possession et la gemme en la mienne, le marché fut conclu.
– Tu as vraiment réussi à le convaincre que cette bête valait autant ? Tu es vraiment surprenant ! Cependant, celui qui est attaché à l’entrée de ta yourte est pourtant bien similaire à celui que tu détenais la dernière fois que je t’ai rendu visite…
– Ah ? Ah oui, c’est vrai, j’oubliais ! Je ne pouvais décemment pas rentrer à pied jusqu’à Alafard, tu t’en doutes bien. Il fut donc compatissant et me vendit une sublime monture qu’il venait tout juste d’acquérir, après application de l’habituelle remise que l’on s’offre entre marchands bien évidemment. Et puis, le produit étant de seconde main, il avait perdu en valeur. Il m’accorda un petit rabais et le prix fut de vingt pièces d’or. Le dromadaire en ma possession et l’or en la sienne, le marché fut conclu.
– Tu m’étonneras toujours avec tes récits de négociation ! Tu as finalement obtenu cette gemme pour vingt pièces d’or ! Incroyable !
– Pas tout à fait. Les vingt pièces d’or en question sont dans ce sac. Il a acheté l’amitié éternelle des Alafardins pour cinquante pièces d’or. Avec la réduction appliquée à chaque produit vendu entre marchands, cela lui revenait à vingt-cinq pièces d’or. Ainsi, l’or en ma possession et notre amitié en la sienne, le marché fut conclu.
– Je n’y crois pas ! Ahahah ! Au final, tu es reparti de Hegamon Gor avec, en poche, ce cristal et cinq pièces d’or en échange d’une amitié !
– Une banale histoire de marchand, comme je te le disais. »
Jaljin garde son calme face à mon hilarité. Son sourire en coin en dit pourtant long sur sa jubilation intérieure. Enfin, alors que mon rire se tarit, il reprend la parole.
« Bien, convenons maintenant du prix de ce cristal.
– L’épée ne répond-elle pas à tes attentes ?
– Au contraire, elle me satisfait amplement. C’est un montant d’achat parfaitement adapté. Je parlais en réalité de location.
– Je ne suis pas sûr de te suivre…
– Le marché que m’a présenté S’onej mettait en évidence que tu aurais besoin de cette gemme pour ton périple et que cette lame resterait en ta possession durant celui-ci pour que tu puisses te défendre le cas échéant. Ainsi, tant que tu ne seras pas de retour dans ton palais, cette lame continuera d’être tienne et donc la gemme m’appartiendra toujours. Dès lors, il me semble logique de te proposer un contrat de location pour l’utilisation de la gemme. Disons, une pièce d’or par journée de détention, jusqu’à remise de l’épée. Prix payable en même temps que la livraison de l’arme, bien entendu.
– Cette offre me parait raisonnable, mais je suis certainement encore en train de me faire piéger ! Enfin bref, j’accepte.
– Merveilleux, le marché étant conclu, la location commence maintenant.
– Ahahah ! Dans ce cas, je vais prendre congé, j’ai un voyage à terminer au plus vite ! »
Je me relève. Jaljin en fait de même et m’accompagne jusqu’à la sortie du campement. Une fois celle-ci atteinte, il se tourne vers moi et dit :
« Une dernière chose, avant que tu partes : si tu vois des vautours, fais-toi discret. Nous avons subi quelques attaques de leur part récemment. Ils sont complètement déboussolés.
– Ces oiseaux sont pourtant uniquement charognards, ils ne devraient pas s’en prendre aux vivants…
– C’est ce que nous avons pensé, mais les faits sont là. Donc soit prudent.
– Je ferai attention, merci de m’avoir informé… gratuitement !
– Ahahah ! Ravi de t’avoir revu J’hall. Excuse mes manières de marchand, tu restes un ami important. Tu es toujours le bienvenu.
– Merci Jaljin. Je te souhaite de réaliser d’excellentes autres affaires dans le futur. »
Sur ces dernières paroles et après une accolade fraternelle, nous nous éloignons du chef, le laissant planifier mentalement ses ventes à venir. J’haze reprend le contrôle et nous voilà repartis. Prochaine étape, la future habitante des jardins fabuleux !
La suite de l’expédition se déroula dans le calme complet durant près de deux jours. Il n’y eut pas le moindre bandit pour nous occuper, le moindre voyageur pour discuter, la moindre créature à combattre : rien. Le temps nous paraissait long, mais nous savions que nous serions bientôt arrivés à destination. Une journée de marche tout au plus nous séparait encore de notre objectif final. Pourtant, quelques heures avant la nuit nous fîmes une rencontre, certes courte, mais des plus étonnantes et qui ne présageait rien de bon…
Nous cheminons sous le soleil qui commence doucement à s’éclipser. Ici, le désert est relativement plat. Quelques petites dunes et de rares plateaux rocheux de taille réduite ajoutent un peu de relief à la zone. Cette partie d’Iissry n’est pas un lieu de passage, elle est reculée et sauvage. À ma connaissance, aucun peuple ne vit dans les environs. Nous devrions avoir une fin de voyage assez calme.
Il va nous falloir trouver un abri où installer notre tente pour la nuit. À notre droite, une masse graniteuse nous couvre un instant de son ombre. Nous avançons à son côté avec une dizaine de mètres d’espace entre nous. Nous scrutons sa base : parfois, des cavités naturelles se forment au pied de ce genre de structure… Tiens ? Sans doute est-ce un effet d’optique dû à la fatigue, mais nous voyons l’un des blocs de pierre à notre droite se déplacer vers nous.
« Euh… attendez, ce n’est pas un rocher ça… Ce ne serait pas plutôt… une tortue ? »
En effet, en observant mieux la silhouette sombre, il s’agit bien d’une tortue : une espèce cuirassée et charognarde typique de cette région. Celle-ci est adulte : un mètre de hauteur sur deux mètres de long. Il est assez rare d’en admirer dans leur état naturel.
« Oui, bon, J’hall, tu t’amuseras à décrire cette bête une autre fois, veux-tu ? Non, parce que là, au cas où ça t’aurait échappé : elle nous charge. Et ces tortues ne sont pas aussi lentes que leurs cousines du sud ! »
Peut-être J’haze devrait-il user d’une classique, mais néanmoins puissante…
« J’hall, tu pourrais penser plus fort ?
– Ah oui, désolé ! Je disais que tu pourrais lui éjecter une lame d’air en pleine gueule, histoire de la calmer. Ces tortues sont naturellement charognardes. Elle n’attaque les vivants que si la nourriture vient à manquer ; si elles ne trouvent pas de cadavres frais en somme. Mais si leur cible est trop dangereuse, elles abandonneront. Une démonstration de force devrait suffire à la maintenir en respect.
– Ok, va pour la lame d’air ! Ah, et… tu n’étais pas obligé de me raconter tout ça, tu sais ? »
Sur cette question rhétorique, J’haze trace une ligne d’onirisme à l’aide de Legierung en direction de cette fameuse tortue. Celle-ci se prend la lame d’air de plein fouet. Sa cuirasse très épaisse présente sur chacun de ses membres et qui vient compléter son imposante carapace amortit le choc, mais l’attaque la laisse pantoise un instant.
« Excellent, ça devrait la calmer. On va pouvoir poursuivre notre… Non, mais c’est pas vrai ? Voilà que ça la reprend ! »
En effet, la bête a repris sa charge. Un son guttural s’échappe de sa gueule alors qu’elle accélère sa cadence de course. Elle sera bientôt sur nous.
« Elle est beaucoup trop insistante, c’est anormal pour cette espèce ! Je ne vois aucun signe de possession, c’est à n’y rien comprendre ! »
J’huly intervient soudainement, plus calme que nous le sommes.
« C’est exactement ce que disait le bandit l’autre jour : les charognards s’en prennent aux vivants. Même Jaljin nous a parlé d’attaques de vautours dernièrement. Il y a quelque chose d’anormal dans cette contrée du désert.
– En attendant, il faudrait s’occuper de cette tortue ! Une idée lumineuse à me soumettre ?
– Tu pourrais créer un mirage pour la décontenancer ?
– Et bien, essayons ! Je n’ai plus trop le temps d’y réfléchir, elle est trop proche ! »
J’haze trace une longue ligne d’onirisme dans les airs. Ce qui est créé avec ce pouvoir est éphémère et un mirage l’est également : c’en est presque artistique ! Entre la tortue et nous apparaît un profond fossé. Une image plus qu’une réalité, mais qui donnerait le vertige à bien des personnes. L’animal, quant à lui, semble enfin ralentir… En fait, non, elle poursuit sa charge et marche sur l’illusion sans s’en préoccuper. Il est vrai qu’en y repensant…
« Ces tortues ont une très mauvaise vue !
– Cette bête a faim, il faut jouer là-dessus !
– Et je fais quoi moi ? Je l’invite à dîner au Temple des Arts ‽ »
Tout en prononçant ces mots, J’haze s’élance vers la tortue qui est maintenant trop proche pour être esquivée. Il atterrit sur sa carapace et s’essaie à trancher la gorge de la créature, mais sa cuirasse est trop épaisse. La lame d’air qui suit n’apporte pas de meilleur résultat. En revanche, la bête s’agite de plus en plus rageusement, cherchant à mettre à terre son indésirable cavalier. J’huly s’exclame soudain :
« Tu pourrais recommencer le coup du mirage, mais il faudrait qu’il soit olfactif cette fois ! Une odeur d’animaux fraîchement morts, ça devrait l’intéresser vu qu’elle est affamée !
– Bonne idée. Mais, pour le moment, je suis bloqué sur sa carapace et elle n’arrête pas de remuer. Et vu sa vitesse de course, si je descends, je vais rapidement me faire rattraper. Comment puis-je tracer une ligne d’onirisme dans ces conditions ? »
Pendant que J’haze fait du rodéo sur le dos de la tortue, nous réfléchissons à une solution. Et il me vient brusquement une idée.
« L’an dernier, quand Nos et ses guerriers ont séjourné au Temple des Arts pour participer au tournoi de la lame des Alafardins, j’ai montré quelques petites astuces à ses deux mages, vous vous en souvenez ?
– Évidemment. Et donc ?
– Iko, l’ange qui combattait en déplaçant des objets grâce à un livre sur lequel il n’avait qu’à dessiner, a fini par faire naître un bouclier lorsqu’il a saisi le principe des lignes d’onirisme. Ce n’était pas bien puissant, mais cela a suffi à bloquer mes attaques un moment. Si tu pouvais maintenir la tortue occupée de la même façon, tu aurais le temps de fuir vers la paroi rocheuse et de l’escalader pour t’y mettre hors d’attente. Et de là, tu auras tout loisir de tracer la ligne-mirage dont parlait J’huly.
– Et bien, on va essayer. En espérant que je crée rapidement ce bouclier, ce qui devrait pouvoir se faire aisément, et surtout que celui-ci supporte plus qu’un choc.
– Englobe-la dans la barrière magique, elle ne pourra pas le contourner ainsi.
– Ok, c’est parti ! »
J’haze saute au sol dans le dos de la tortue et commence à s’éloigner vers la paroi rocheuse. La bête prend un certain temps à se retourner. J’haze en profite pour tracer la première ligne d’onirisme. Celle-ci s’illumine de bleu avant de s’élancer dans la direction de l’animal. Une sphère vient englober la créature, alors qu’elle s’apprêtait à charger derechef. Le bretteur se met de nouveau à courir vers les rochers. Peu après, un son similaire à du verre brisé accompagne la libération de la tortue cuirassée qui nous reprend aussitôt en chasse.
« Ce sera tout juste, mais je devrais avoir le temps d’escalader la paroi avant d’être rattrapé. Je n’ai pas intérêt à m’y reprendre à deux fois par contre ! »
Enfin, J’haze arrive à hauteur de la roche. Il commence à grimper alors que le piétinement derrière lui se fait de plus en plus présent. Finalement, le voilà hissé à trois mètres du sol, assis sur une petite corniche, hors d’atteinte de sa poursuivante.
« Bon, laissez-moi juste un peu de temps pour respirer… Dès que j’aurai tracé la ligne, en espérant que ça fonctionne, je reprendrai vite ma course pour m’éloigner le plus possible d’ici. Avec de la chance, elle ne nous retrouvera pas… Aller, c’est parti ! »
J’haze se redresse et commence à tracer une nouvelle ligne d’onirisme. Celle-ci se fait plus longue que les autres. C’est à tel point que l’extrémité de départ luit d’un éclat blanc aveuglant alors que J’haze continue de l’alimenter sans faillir. Il faut créer une odeur, elle doit apparaître loin de nous et elle devra être durable : le sort doit être aussi puissant que possible. Enfin, tandis que l’espace autour de nous commence à se réduire et qu’il n’y aura bientôt plus de place pour poursuivre l’allongement de la ligne, J’haze la termine. Un immense concentré d’énergie est propulsé à une vingtaine de mètres de notre position, à l’exact opposé de là où nous souhaitons nous rendre. Notre regard tombe vers la tortue. Elle continue à faire entendre le son guttural qui lui sert de grognement. Soudainement, elle s’arrête et se tourne vers l’horizon, sans bouger. Une odeur nous prend brusquement au nez : oh, oui, si ça n’attire pas loin de nous tous les charognards du coin, je ne vois pas ce que nous pouvons faire de plus !
« Ça fonctionne ! Elle s’éloigne ! Par contre, ça sent vraiment mauvais. J’y ai été un peu fort sur le pouvoir des rêves. À mon avis, je n’ai même pas à m’enfuir en courant, ça va l’occuper un bon moment.
– Oui et bien, même si ce n’est pas nécessaire, hâte-toi quand même, je n’ai pas envie que nous ayons une surprise désagréable.
– C’était prévu, ne t’en fais pas, je ne disais pas ça sérieusement. »
Sur ce dernier échange, J’haze redescend d’un bon sur le sol et il reprend sa course en augmentant la distance qui nous sépare de la tortue. Nous cheminons ainsi de nouveau vers l’objet de notre excursion…
Le lendemain, après n’avoir que peu dormi, nous arrivions au point final de notre voyage. Cependant, une rumeur lugubre nous parvenait par delà le pic rocheux qui se dressait devant nous. Selon les informations que nous avions obtenues, c’était à proximité de cette structure naturelle que nous trouverions la plante tant recherchée, mais la complainte qui s’en échappait n’était pas prévue au programme…
Ce son est vraiment étrange. Il y a de la magie dans l’air et je ne pense pas que ce soit de bon augure pour nous… J’haze contourne discrètement le pic rocheux. Plus nous nous rapprochons, plus le tumulte est fort et désagréable. Enfin, J’haze se penche pour observer ce qu’il se passe.
« Alors, quel est ce bruit qui gronde et qui rugit ?… Oh merde !
– J’haze ! Ton langage !
– Désolé J’huly, mais là, ça venait du cœur. Combien de siècles se sont écoulés depuis notre dernière rencontre avec des morts-vivants ?
– Pas assez à mon goût… »
En effet, face à nous, toute une armée de cadavres ambulants se dresse. Toutes sortes de créatures la constituent : des scorpions à la chitine éventrée, des lynx aux yeux morts, des tortues à la cuirasse ouverte, des varans aux écailles arrachées, des oiseaux déplumés, des humains décomposés et bien d’autres horreurs.
Ils forment une barrière animée et errante, en cercle autour d’un amas de rochers qui s’étend sur cinq mètres de diamètre en surface. C’est du moins ce que penserait le premier venu en le voyant. Il s’agit en réalité de carapaces protégeant les feuilles de la plante souterraine qui nous intéresse. Une énorme fleur au centre de l’ensemble permet de le constater. D’une circonférence d’un mètre avec des pétales gras et épais, verts sur la face supérieure et bordeaux sur celle tournée vers le sol, difficile de l’ignorer. Son cœur blanc absorbe la lumière solaire pour la convertir en énergie pour tout le reste de l’organisme. Sa sève possède des vertus curatives pouvant soigner certains cas de nécrose. Cette plante est une aeonis lunaire.
Plus proches de celle-ci, cinq silhouettes humaines lui sont reliées par des faisceaux de lumière noire tirant sur le mauve. En y regardant bien, quatre d’entre elles sont assurément des morts-vivants, sûrement de meilleure facture que ceux qui les entourent. Le dernier homme, qui nous tourne le dos, est bien vivant. Il est habillé d’une longue robe noire et violette. Son crâne chauve laisse voir une peau blafarde et parcheminée. Il s’agit certainement du nécromant à l’origine de toute cette horreur. Voilà pourquoi les charognards du désert ne trouvent plus de quoi se nourrir. Leur garde-manger a choisi de faire une petite promenade… Nous débattons de la situation en pensée. J’huly est la première à prendre la parole.
« Mais que font-ils à cette pauvre plante ‽
– Aucune idée, mais si nous voulons l’aider, nous devons nous débarrasser de ceux qui l’entourent. Il faut agir vite et s’occuper du nécromant. À mon avis, s’il n’est plus présent pour user de son pouvoir, nous devrions par là même être libérés du danger potentiel que représente cette armée. Qu’en penses-tu, J’haze ?
– Je suis d’accord avec toi, J’hall. Et l’avantage avec les zombies, c’est qu’ils n’ont plus la vélocité qu’ils avaient de leur vivant. Nous n’aurons pas à subir de course poursuite comme avec la tortue d’hier.
– Donc il faut trouver un moyen de faire une percée dans ce mur de revenants. Et une fois de l’autre côté, que fait-on ?
– Je m’occupe du sorcier et on sera tranquille.
– Je pense que les quatre morts-vivants qui l’accompagnent dans son rituel tiendront même après sa mort, ils ont l’air plus solides. Ils ne sont sûrement plus sous l’emprise vitale du nécromant. »
Alors que nous réfléchissons à la stratégie à adopter, l’armée de cadavres ambulants se tourne soudainement dans notre direction, à l’unisson.
« Ah… Là, je pense qu’on a un problème.
– Je ne sais pas comment, mais nous avons été repérés. Je… ah zut. Il y a des vautours dans le ciel et vu la lumière qui les traverse, ils ne sont pas tout frais. Ce sont eux qui ont dû nous surprendre. Bon, pas le temps de discuter. Je commence à attaquer. J’hall, J’huly, réfléchissez à un moyen de nous débarrasser des quatre derniers quand j’en aurai fini avec le nécromant : ils sont déjà morts, je ne pourrais pas les tuer. »
Sur ces paroles, J’haze sort de sa cachette – qui n’en est plus vraiment une – et commence à former une ligne d’onirisme. L’armée s’ébranle et marche vers nous. Ils sont vraiment très lents et suffisamment éloignés pour laisser le temps à l’artiste combattant de lancer son sort. Malheureusement, c’était sans compter sur les vautours qui piquent droit sur lui. J’haze se voit obligé de briser son tracé pour esquiver l’un des volatiles. La ligne d’onirisme s’évapore dans l’instant.
« Ok, donc je m’occupe d’abord des piafs ! Je vais leur couper les ailes à ceux-là !
– Oui, vas-y, vole-leur dans les plumes !
– Montre-leur qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs !
– J’hall ! J’huly ! Vous pensez sincèrement que c’est le moment de plaisanter ?
– Arrête de te plaindre : un peu d’action, ça t’amuse !
– Ahah, c’est pas faux. Cela dit, si je ne veux pas y rester, laissez-moi juste un peu me concentrer. »
Aussitôt dit, aussitôt fait : J’haze fait danser Legierung, telle une ballerine professionnelle. Il laisse filer des lames d’air vers chacun des vautours qui piquent vers lui. Un par un, ils finissent démembrés, incapables de voler. Heureusement pour nous, il semblerait que le nécromant ait fait le travail à moitié. Certes, ces créatures le protègent, mais ils ne lui obéissent pas à chaque instant. Si ç’avait été le cas, il aurait sûrement retenu les volatiles pour que nous ne puissions pas tous les défaire et que, à leur tour, ils puissent nous empêcher d’user de nos pouvoirs. Cependant, le ciel est maintenant bien dégagé.
J’haze reprend le tracé de la ligne d’onirisme qui a pour but de lui ouvrir un passage. Les revenants ont déjà bien avancé, mais il nous reste suffisamment de marge… Enfin, la ligne est terminée : une sphère bleue d’un mètre de diamètre prend forme et charge le cœur de l’armée. À l’impact, un souffle explosif repousse tous les morts-vivants. Ceux en moins bon état sont éparpillés un peu partout. Les plus solides, comme les tortues, sont maintenant enchevêtrés les uns sur les autres. Le temps qu’ils se relèvent et qu’ils reprennent leurs activités, nous avons la possibilité d’en finir avec cette mascarade. Un chemin s’est libéré au centre de cette foule malodorante.
J’haze s’élance à travers l’ouverture créée, épée en main, en direction du nécromant. Celui-ci a mis fin à son rayon de malheur et semble donner des directives à ses quatre comparses. Il est évident qu’il a compris le danger que nous représentions pour lui et qu’il compte s’essayer à nous combattre. J’haze trace une ligne d’onirisme de son arme pour propulser une première lame d’air vers le sorcier. Celui-ci se retourne à temps pour annuler notre attaque en lui opposant une sphère de magie noire. L’impact le fait pourtant reculer. J’haze poursuit son avancée tout en renouvelant les frappes que l’ennemi bloque en continu à l’aide de ses sphères nécrotiques.
Alors que nous n’avons plus que cinq courts mètres à parcourir avant de l’atteindre, le sorcier change de tactique et dresse un vaste bouclier de magie noire. Celui-ci les protège, lui et ses acolytes. Nous sommes toutefois assez proches pour entendre l’homme interpeller les quatre revenants derrière lui.
« Dépêchez-vous de finir le travail ! Il nous faut cette plante ! Je refuse de laisser ce taré faire tout échouer alors que nous en avions presque terminé ! Et à moins que je ne vous en donne l’ordre, vous ne brisez pas le rituel ! »
Le temps nous est donc compté… Un rapide coup d’œil en arrière nous permet de constater que l’armée de cadavres en déambulatoire est loin de nous et n’est pas prête de nous rattraper. J’haze lève sa main et débute le tracé d’une nouvelle ligne d’onirisme. Plus nous la ferons longue, plus elle sera puissante. Cependant, J’haze s’arrange pour que celle-ci puisse être envoyée à tous moments. Si le nécromant baisse son bouclier en pensant profiter de notre incantation pour nous attaquer, il aura une mauvaise surprise.
Finalement, l’artiste combattant décoche une immense flèche de magie pure droit vers le sorcier. Celui-ci réduit brusquement la surface de la barrière pour la condenser à l’endroit exact où le trait de mana impactera, mais ce n’est pas suffisant. Sa protection vol en éclat et l’homme est touché au torse. Il s’écroule, inerte.
J’haze reprend sa course vers la plante quand J’huly s’exclame :
« Monte sur l’une de ses carapaces et laisse-moi le contrôle. Je vais me charger d’eux !
– Comment ? Mais tu n’y penses pas, tu ne sais pas te battre et…
– Ils sont en train de tuer cette Aeonis Lunaire, une plante extrêmement rare ! Je suis une des dernières protectrices du monde végétal encore en vie, je ne les laisserai pas s’en tirer ainsi ! Et de toute façon, j’ai un plan…
– Oh, je vois ! Ahahah, excellente idée ! Alors, allons-y ! »
À la suite d’un saut puissant, J’haze atterrit sur la carapace la plus proche de l’aeonis lunaire. J’huly prend donc le contrôle du corps du Vorondil. Celui-ci se féminise sous l’influence de la muse des jardins. La jeune demoiselle s’approche du centre de la plante, s’agenouille et pose sa main sur l’immense fleur qui lui fait face. Elle puise dans ses pouvoirs personnels et émet une légère brume vert pâle depuis sa paume. Cette magie est la sienne et ni J’haze ni moi ne savons nous en servir. D’une exceptionnelle rareté au sein même de ce monde, ce pouvoir lui permet de communiquer avec les végétaux – conversation qu’elle sera la seule à connaître, bien que nous partageons le même corps –, mais également de les renforcer, de les soigner et, pour l’occasion, de les contrôler. La plante est trop faible pour agir par elle-même et, sans J’huly, elle ne pourra pas se défendre.
La voix du nécromant qui vient de reprendre conscience résonne derrière nous :
« Vous deux, cessez le rituel ! Vos collègues pourront tenir le temps de se débarrasser de l’intrus ! Écrasez-le-moi ! »
J’huly, qui avait fermé les yeux pour communiquer avec l’aeonis lunaire, les rouvre enfin. Un sourire apparaît sur son visage quand elle déclare :
« Trop tard pour vous, vous allez recevoir votre punition… Vous êtes déjà morts ? La belle affaire ! Si J’haze ne peut pas vous tuer, je ferai de vous de l’engrais ! »
De fines feuilles semblables à des lianes, dont l’aeonis se sert normalement pour assurer sa défense, sortent depuis l’ombre de ses carapaces. Elles sont contrôlées par J’huly. Certaines d’entre elles mettent un terme aux rayons de mort qui s’attaquent encore à la plante. D’autres bloquent les sphères nécrotiques qui ont pour cible la muse des jardins. Finalement, une dernière vague de lianes vient se saisir des quatre revenants, les brise et les emmène sous terre jusqu’aux racines de l’aeonis lunaire.
Le nécromant hurle de rage et déclare bruyamment dans une haine non contenue :
« Noooonnnn !!!! Je ne vous laisserai pas réduire à néant les desseins de mon maître ! Vous allez payer et périr pour cet affront ! »
Sur ces “sages” paroles, et alors que ce nécromant crée une nouvelle sphère nécrotique entre ses mains tout en cherchant à la faire plus imposante que précédemment, une ultime liane s’enroule autour de lui. Il se retrouve perturbé, sa sphère se brise sans causer le moindre dégât et il s’écrit un inutile « Non, attendez ! » avant de se faire enterrer auprès de ses serviteurs. À l’instant même où son corps disparaît sous la surface du sol, l’armée de morts-vivants que ce sorcier contrôlait s’écroule et laisse place au silence. J’haze prend la parole dans nos pensées :
« Et bien, félicitations J’huly, mais j’avoue que dans ces moments-là, tu es quelque peu effrayante… brillante, mais effrayante.
– Au moins, Weissherz est saine et sauve.
– Weissherz ?
– C’est le nom de cette Aeonis Lunaire, elle vient de me le confier.
– Ah, je vois. Et pour ce qui est de la ramener au Temple des Arts ? Si je demande ça, c’est parce que nous sommes entourés de plusieurs centaines de cadavres : un vrai banquet pour charognards. Il vaudrait mieux partir avant qu’ils ne soient tous ameutés.
– Elle est d’accord pour que nous l’emmenions. Je lui ai assuré qu’au sein d’Yraliss et sous ma surveillance, elle sera en sécurité. Je suis en train de lui expliquer le fonctionnement du cristal. Dès que tout sera au point, je te rends le contrôle et nous pourrons rentrer.
– Très bien, je patiente alors. »
Durant quelques secondes encore, J’huly converse avec Weissherz, l’aeonis lunaire. Enfin, une liane saisit délicatement la muse des jardins et la dépose au sol. J’huly glisse sa main dans notre sacoche et en ressort le cristal que Jaljin nous a remis trois jours auparavant. Elle se tourne vers la plante, la gemme dans sa paume droite de laquelle elle émet une nouvelle brume de magie verte. Étant donné que tout ce qui influe sur la mana alentour peut servir à former une ligne d’onirisme, elle utilise cette fois son pouvoir pour en tracer une. Le cristal s’imprègne de la magie des rêves et du pouvoir unique de J’huly. Finalement, Weissherz étend l’une de ses lianes jusqu’à la paume ouverte de la muse des jardins. L’entièreté de la plante est convertie en mana et absorbée par la gemme bleue. À l’emplacement où elle se trouvait, il ne reste maintenant plus qu’un immense cratère. Il semblerait que ses racines prenaient de la place.
« Bon, nous pouvons rentrer, je pense. J’haze, je te rends la main !
– Merci princesse ! »
Suite à cette cueillette des plus extravagantes, nous sommes rentrés au Temple des Arts en exactement six jours. À notre arrivée, et sans attendre la moindre minute de plus, j’envoyais déjà S’onej équipé de Legierung et d’un sac contenant neuf pièces d’or auprès de Jaljin. Ainsi le prix était payé.
Les rares rencontres que nous avons pu faire durant le voyage de retour n’ont que peu d’intérêt et je n’ai donc aucune honte à ne pas vous les conter. D’autant que l’objectif principal de cette chronique a été atteint avec la récupération de Weissherz, l’aeonis lunaire. Celle-ci fut libérée par J’huly dans un espace circulaire de près de sept mètres de diamètre encore vierge au sein d’Yraliss. La muse des jardins passa plusieurs jours à aider cette plante à s’acclimater à son nouvel environnement tout en retravaillant à la main la terre qui l’entourait. Elle planta, à ses côtés, divers autres fleurs et arbustes qui nous avaient été livrés durant notre absence. Cette aeonis lunaire d’une extrême rareté était maintenant en complète sécurité. Heureusement que toutes les plantes que nous acquérons ne nécessitent pas autant d’effort et de temps, autrement J’huly s’en donnerait à cœur joie !
Oneko, quant à lui, avait assumé son rôle de gardien avec brio. Selon les dires des muses, il n’avait jamais semblé aussi sérieux. Lui-même m’expliqua qu’il avait mis autant de professionnalisme dans cette mission qu’il en consacrait à celles qu’il avait à remplir en tant que tueur à gages. Il avait pu faire patienter les visiteurs jusqu’à ce qu’Euterpe vienne les accueillir. Aucun accident notable ne s’était produit, mais après tout Oneko avait déjà fait ses preuves en combat. Cette fois, c’est en tant que gardien qu’il avait démontré sa valeur.
Il demeurait toutefois un point noir à la suite de cette aventure, comme le remarqua si bien J’haze. Le nécromant que nous avions affronté avait fait référence à son maître. Cela impliquait certainement qu’un être malintentionné avait souhaité s’emparer de l’aeonis lunaire pour des desseins peu louables. Il nous faudrait rester sur nos gardes. Et, qui sait, peut-être un jour aurions-nous l’occasion de rencontrer ce fameux maître…
J’hall Vorondil
« Bonjour cher ami. Comme vous pouvez l’constater, vous êtes cerné. J’vais être direct, car je n’ai pas qu’ça à faire : deux solutions s’offrent à vous. Ou vous nous opposez résistance au risque de vous retrouver à gargouiller dans votre propre sang, ou bien vous nous remettez maintenant tous vos biens. Et comme j’suis sympa, je vous donne un indice sur la bonne réponse : si vous vous délestez de vos affaires, on vous laisse la vie sauve et personne ne sera blessé. C’est super, n’est-ce pas ? »
Je trouve que tu as du talent dans le rôle de bandit!!! Continu!!! J’aime j’aime j’aime!!!!
Ahah merci beaucoup ! xD Je pourrais faire un sacré bandit en effet ! 😀 (Cela dit, si tu aimes bien ce type de bandit, tu auras de belles surprises par la suite ! ^^)
Petite faute d’orthographe:
<>
On dit nous ARRIVÂMES… si je ne me trompe pas 😀
En effet ! Grosse erreur de ma part ! C’est corrigé, merci Suzanne ! 😀
Si non, j’ai adoré le pouvoir magique de J’huly, c’est le pouvoir que j’aimerais avoir…. En tous cas, cette plante a l’air vraiment très spéciale…. Peut-être qu’elle sera amenée à jouer un grand rôle au palais 🙂
C’est un pouvoir que je voulais lui faire utiliser depuis longtemps. Ce qui me plait le plus, c’est d’en faire un pouvoir si exceptionnel que même J’hall et J’haze ne peuvent pas s’en servir, ni même le ressentir. 🙂 Par ailleurs, ce pouvoir reviendra dans les chroniques futures. 😉